Sitôt installé, presque aussitôt retiré. Des querelles « répétées » entre des citoyens et le responsable de l’instrument ont eu raison du piano public qui égayait l’entrée de la station de métro Laurier depuis le début de l’été. Une situation qui met en lumière la fragilité du programme et les défis de maintenir accessibles et en bon état des pianos sur la place publique.

« Ce piano restera fermé pour le reste de la saison, en raison d’agressions verbales répétées qu’ont dû subir les personnes qui s’occupaient de le rendre accessible à la population », indiquait la note posée par l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal sur l’instrument le 12 août dernier. Une semaine plus tard, il avait été enlevé.

Les policiers n’ont pas été appelés sur les lieux, mais « il y a eu des insultes et l’utilisation d’un langage inapproprié assez violent pour que la personne qui est responsable d’ouvrir et de fermer le piano se sente mal », précise Michel Tanguay, chargé de communication à l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal.

Il fait référence à « plusieurs incidents », dont le plus récent s’est produit le 11 août. Dans une publication laissée sur la page Facebook Pianos publics de Montréal, une femme raconte avoir demandé l’ouverture du piano pour pouvoir y jouer avec un groupe d’enfants. Le responsable, un employé du Centre Saint-Denis, aurait refusé en raison d’un orage survenu plus tôt. Pour les protéger de la pluie, les pianos restent fermés lorsque les prévisions de précipitations atteignent 40 %.

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Les heures d’ouverture diffèrent d’un piano à l’autre.

C’est aussi pour les protéger du vandalisme et pour diminuer la nuisance sonore dans le voisinage que les pianos sont soumis à des heures d’ouverture, lesquelles varient d’un piano à l’autre, selon la disponibilité de la personne qui en est responsable.

Dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, comme dans plusieurs autres, l’ouverture et la fermeture quotidienne des pianos reposent sur des bénévoles ; des employés d’organismes communautaires, voire des commerçants.

« C’est un bénévole parce que ça prend quelqu’un qui soit disponible, explique Michel Tanguay. Mais il a d’autres tâches et ne peut pas rester à côté du piano. »

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Simon Cloutier, assis au piano public installé au coin des rues Ontario et Parthenais

Quelques jours plus tôt, Simon Cloutier avait eu maille à partir avec la personne venue fermer l’instrument du métro Laurier à 17 h, plutôt qu’à 17 h 30, tel qu’indiqué sur le site internet de l’arrondissement. Venu d’Hochelaga à vélo pour y jouer, il a refusé de quitter les lieux. Le ton a monté, mais il se défend d’avoir agressé verbalement le responsable. Il a d’ailleurs publié la vidéo de la discussion sur le groupe Facebook Pianistes publics de Montréal.

Peut-être que les gens ne trouvent pas ça très élégant, mais si on fermait l’aréna une demi-heure avant, en plein milieu de la partie, je ne suis pas sûr que les joueurs seraient très heureux.

Simon Cloutier

La décision de l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve de n’installer cet été qu’un seul des six pianos qui étaient mis à la disposition de la population en 2019 témoigne de la fragilité du système. L’arrondissement explique sa décision par la dissolution de l’organisme chargé de la gestion de cinq pianos, la Corporation d’animation des places publiques. « Nous songeons à un moyen de rendre plus de pianos accessibles l’été prochain », affirme Vincent Fortin, chargé de communication de l’arrondissement.

Des pianistes déçus

Simon Cloutier a signé le 22 juillet dernier dans Le Devoir une lettre ouverte dans laquelle il dénonce la mauvaise qualité des pianos, leurs heures d’ouverture limitées ainsi que leur nombre, plus réduit qu’en 2019. Rappelons que pour des raisons de santé publique, les pianos sont restés à l’entrepôt en 2020 et en 2021.

Selon les chiffres diffusés par la Ville de Montréal, 19 pianos publics ont été installés cette année dans une dizaine d’arrondissements. Ceux-ci sont responsables de leurs pianos, souvent des instruments donnés, récupérés par les déménageurs de Moventune et remis en état par l’accordeur Julien Leblond, l’idéateur de ce projet né en 2012. La Ville n’a pas été en mesure de nous dire combien de pianos se trouvaient dans les différents arrondissements en 2019, mais à un certain moment, tous y participaient, souligne Julien Leblond.

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Vendredi dernier, l’accordeur de piano Julien Leblond a remplacé un piano vandalisé situé rue Sainte-Catherine, près de la rue Saint-Hubert.

La présence de pianos sur la place publique est importante pour nombre de pianistes amateurs qui ne peuvent posséder un piano acoustique à la maison. Ils sont une soixantaine sur le groupe Facebook Pianistes publics de Montréal. « Dans Outremont, j’ai entendu d’excellents pianistes, remarque Simon Cloutier. Ça se succède l’un après l’autre parce que le piano en vaut la peine. »

Pour cet animateur culturel de formation, les pianos publics participent à la démocratie culturelle et devraient obtenir plus de considération de la part des élus.

Pianiste amateur, David Lessard se dit aussi déçu de la qualité des pianos et du non-respect des heures d’ouverture affichées. « Il y a souvent une ou plusieurs notes qui ne fonctionnent pas, souvent vers le centre du clavier, et la plupart des pianos sont désaccordés. » Il croit qu’une meilleure gestion et un plus grand financement permettraient « d’élever ce projet à la hauteur d’une ville comme Montréal ».

Une tournée de quelques pianos publics vendredi dernier nous a permis de constater que les touches qui ne fonctionnent pas sont courantes. Un piano qui devait être ouvert à 9 h ne l’était pas à 9 h 30. Deux des quatre pianos du Plateau-Mont-Royal avaient été retirés. Au marché Jean-Talon, le piano, brisé par la pluie et par des vandales, est resté fermé pendant plusieurs jours avant d’être réparé lundi.

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Julien Leblond accordant le piano nouvellement remplacé dans la rue Sainte-Catherine, près de la rue Saint-Hubert

Il n’a pas été possible de connaître le budget global alloué par chacun des arrondissements aux pianos publics. À l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, cela représente 5560 $, essentiellement pour les services d’inspection, d’accordage et de réparation, informe Michel Tanguay.

La réalité de l’espace public

Les défis de maintenir en bonne condition des instruments gardés à l’extérieur sont grands. « J’ai eu des pianos qui ont pris feu, de la terre, de la colle », raconte Julien Leblond.

Par conséquent, les pianos qui sont choisis ne sont pas des instruments haut de gamme, mais souvent des pianos canadiens habitués aux conditions du Québec.

La majorité des gens qu’on rencontre aiment le projet et ne s’attendent pas à avoir des pianos accordés aux 440 vibrations comme dans les salles de concert. C’est impossible à tenir. Un piano à l’extérieur, ça se désaccorde en 15 minutes.

Julien Leblond, accordeur et idéateur du projet des pianos publics de Montréal

Prend-il lui-même du plaisir à jouer sur des pianos publics ? « C’est clair que oui. »

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Le piano sur la place Kate-McGarrigle

Au fil des ans, plusieurs artistes montréalais se sont d’ailleurs frottés aux pianos publics, dont Rufus Wainwright qui, le 13 août dernier, s’est installé à celui installé sur la place Kate-McGarrigle pour interpréter sa pièce Beauty Mark. Une prestation remarquée sur les réseaux sociaux par ses admirateurs, dont ces deux visiteurs de la Nouvelle-Écosse croisés quelques jours plus tard près du désormais célèbre piano.

Regardez la prestation de Rufus Wainwright