Et si réduire sa consommation ouvrait la porte à une diminution des heures de travail, donc à plus de temps libres et à un meilleur équilibre ? Bref, à vivre mieux. Idée marginale ou début d’un mouvement ? Le concept gagne des adeptes.

Le 23 mai dernier, Jérôme Lemay annonce sur Facebook s’être gâté. Il ne s’est pas acheté un spa, un nouvel ensemble de golf ou des billets d’avion pour le Portugal. Non. Il a signé avec son employeur une entente pour réduire sa semaine de travail de 40 à 32 heures, réparties désormais sur 4 jours. Depuis quelques années, il bénéficiait déjà d’une journée de congé (à ses frais) toutes les deux semaines. Sa conjointe profite aussi de la semaine de quatre jours, basée sur 28 heures de travail. Un poste que lui a créé, à sa demande, son employeur du secteur funéraire.

« On a toujours été économes, souligne le résidant de Québec, qui travaille en télévision. Après nos études, on n’a jamais trop embarqué dans la consommation à grande échelle. On a toujours gardé un rythme de dépenses relativement bas. Je me disais : “Je gagne bien ma vie. Est-ce que j’ai besoin de plus ? Pourquoi avoir plus d’argent de côté pour plus tard ?” »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Jérôme Lemay

Cette remise en question n’est évidemment pas accessible à toute une frange de la population qui vit avec de faibles revenus, mais Jérôme Lemay estime que le revenu de son ménage s’inscrit dans la moyenne. Le couple possède une maison, une voiture, sort peu au restaurant. Avec trois enfants, âgés de 5 à 8 ans, ce dont ils ont le plus besoin, c’est le temps. Du temps qu’ils passent aujourd’hui à jardiner, à cuisiner ou à s’impliquer dans un projet citoyen de forêt nourricière.

Malgré une baisse de salaire non négligeable, il estime être en mesure de mettre suffisamment d’argent de côté pour sa retraite. Mais au lieu de viser une retraite hâtive, il veut se prévaloir du luxe du temps dès maintenant.

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Avec trois jeunes enfants, ce dont Jérôme Lemay et Marie Gravel ont le plus besoin, c’est du temps, estiment-ils.

D’endettée à frugale

Vicky Payeur aussi a choisi de se payer ce luxe. Mais contrairement à Jérôme Lemay et à sa conjointe, elle n’a pas toujours été aussi économe. À 20 ans, elle avait accumulé 16 000 $ de dettes. « Ç’a été l’élément déclencheur, raconte-t-elle. Je me suis rendu compte que la façon dont je vivais, dont je surconsommais, ce n’était pas normal parce que je m’endettais toujours plus. Alors j’ai changé énormément mes habitudes de consommation, mes habitudes de vie aussi, de façon à réduire mes dépenses, pour vivre plus simplement. »

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Vicky Payeur, autrice et fondatrice du blogue Vivre avec moins

Vivre avec moins, c’est d’ailleurs le nom du blogue qu’elle a créé en 2015 au moment où elle s’est engagée sur le chemin de la déconsommation. Deux ans plus tard, elle avait remboursé la totalité de ses dettes. Après s’être constitué un fonds d’urgence, elle a quitté son travail en 2019, alors qu’elle estimait avoir besoin d’un revenu net de 1200 $ par mois. Elle s’est établie à son compte comme blogueuse, conférencière et gestionnaire de réseaux sociaux et a pu acheter un immeuble locatif en Mauricie avec son conjoint.

« La plus belle liberté que j’ai, c’est que s’il y a une journée où je ne me sens pas d’humeur à travailler, que j’ai une petite baisse d’énergie, je prends tout simplement congé, puis je vais faire des activités qui me plaisent, plutôt que d’être obligée de travailler pour faire rentrer des sous. Si je peux m’accorder ce temps libre, c’est vraiment parce que je n’ai pas beaucoup de dépenses. »

Récemment, elle a publié Faire plus avec moins, un ouvrage dans lequel elle présente ses trucs pour épouser la frugalité (modérer ses transports, cuisiner à partir de rien, faire soi-même, etc.).

Mais n’est-ce pas un peu utopique d’envisager une baisse de revenus alors que l’inflation grimpe ?

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Vicky Payeur

L’inflation ne m’affecte presque pas, voire pas du tout. J’ai continué de garder mes habitudes économes. À l’épicerie, je continue d’acheter les aliments qui sont en promotion. De manière générale, je consomme et j’achète tout simplement moins.

Vicky Payeur

Jérôme Lemay dit peu ressentir l’impact de l’inflation pour les mêmes raisons.

Désormais suivie par 54 000 personnes sur Instagram, Vicky Payeur estime que l’idée de vivre avec moins gagne en popularité au Québec, particulièrement depuis la pandémie, qui a été pour plusieurs l’occasion de revoir leurs priorités.

Bien qu’encore marginale, c’est une idée encore plus populaire en France, où le Collectif Travailler Moins remet en question « la place trop centrale du travail contraint dans nos vies ». « Ce mouvement se veut comme une porte d’entrée vers le détravail et un regain de liberté », est-il précisé sur son site internet.

Malgré cet intérêt, le sujet reste tabou en France, comme au Québec.

Consultez le blogue Vivre avec moins

Un tabou qui persiste

L’économiste John Maynard Keynes prédisait en 1930 que ses petits-enfants travailleraient 15 heures par semaine⁠1. Si l’automatisation et les robots sont là, la production ne cesse de croître, il manque de main-d’œuvre et l’idée de réduire son temps de travail se heurte toujours à des barrières sociétales.

Petit retour en 2006, alors que Lucien Bouchard enflammait le Québec en accusant le peuple québécois de ne pas travailler assez, comparativement à ses voisins canadiens et américains. Ses propos avaient été parodiés à l’émission du Bye bye de RBO : « Lâchez les atocas, serrez la boisson, mettez vos Kanuk, sortez dehors, travaillez ! […] Vous dormirez quand vous serez morts ! », lançait un André Ducharme métamorphosé en l’ancien premier ministre.

Regardez le sketch sur YouTube

En 2006, et encore aujourd’hui, travailler moins est associé à la paresse et à l’oisiveté alors que les travailleurs acharnés sont louangés.

« Le fondement de tout cela, c’est la conviction que nous sommes génétiquement câblés pour travailler », écrit l’anthropologue James Suzman dans Travailler – La grande affaire de l’humanité, paru en français l’automne dernier. Une théorie qu’il déconstruit dans cet essai historique en démontrant que le travail ne jouait pas un rôle primordial chez l’Homo sapiens chasseur-cueilleur.

« Nous savons désormais que les chasseurs-cueilleurs tels que les Ju/’hoansi [du Kalahari, un peuple qu’il a étudié] ne vivaient pas sous la menace constante de la famine. […] Ils travaillaient rarement plus de 15 heures par semaine et consacraient la majeure partie de leur temps aux loisirs et au repos. » Puis sont venues l’agriculture, les préoccupations de rareté et cette importance de plus en plus grande accordée au travail.

« Tout le monde est conscient qu’il voudrait avoir plus de temps, mais on devient coincé à se dire : je suis obligé de travailler à temps plein, je vais consommer pour me sentir mieux », déplore Jérôme Lemay, qui a fait le choix de travailler 32 heures par semaine.

Les entreprises doivent être créatives

« Travailler moins, ça peut sonner péjoratif », souligne Geneviève Provencher, fondatrice de Flow, le premier site québécois de recherche d’emplois qui réunit et accompagne les entreprises souhaitant offrir des conditions de travail flexibles.

PHOTO FOURNIE PAR GENEVIÈVE PROVENCHER

On associe la flexibilité au fait que les gens ne veulent pas travailler, mais c’est plutôt qu’ils veulent travailler mieux pour être plus efficaces, de bonne humeur, plus en forme. Quand tu es bien, généralement, tu fais ton boulot un peu mieux.

Geneviève Provencher, fondatrice de Flow

Ayant travaillé en ressources humaines dans de grandes entreprises, Geneviève Provencher s’est lancée en affaires pour être en mesure de mieux concilier le travail et la famille et de permettre à d’autres – pas que les parents – de trouver un meilleur équilibre. Chez Flow, la semaine de travail est de 30 heures par semaine. « Ça a un gros impact sur le moral des gens », constate-t-elle.

Il s’agit toutefois d’une avenue peu empruntée par les entreprises, même celles qui sont des championnes de la flexibilité (télétravail, semaine de quatre jours, vacances illimitées). Puisque réduire les heures de travail s’accompagne aussi d’une baisse de salaire pour les employés, « il faudrait que ce soit fait sur une base volontaire », précise Mme Provencher.

La professeure à l’École des sciences de l’administration de la TELUQ Diane-Gabrielle Tremblay appelle les entreprises à être plus créatives en matière de temps de travail et d’organisation des équipes. « Ça semble toujours très complexe alors qu’il y a des personnes qui souhaitent faire des heures plus courtes. Des personnes pourraient vouloir travailler un certain nombre de mois dans l’année, alors que des parents pourraient vouloir avoir des vacances plus longues l’été. »

Pourtant, quand des travailleurs vieillissants réclament une réduction de leur temps de travail, ils se heurtent souvent à un refus, a-t-elle constaté dans le cadre de ses recherches. « Jusqu’ici, j’entendais des personnes dire : “Il a fallu que je menace de démissionner, de prendre ma retraite tout simplement, pour que l’entreprise accepte de négocier.” »

« Pourquoi serait-ce dévaloriser le travail que de permettre de réduire le temps qui lui est consacré pour en laisser à d’autres activités ? », demande la philosophe française Céline Marty, dans son essai Travailler moins pour vivre mieux – Guide pour une philosophie antiproductiviste, paru l’automne dernier.

PHOTO FOURNIE PAR CÉLINE MARTY

On moralise très vite ces sujets-là. On a fait du travail un engagement moral pour la société.

Céline Marty, philosophe, en entrevue

Une réflexion sociale et politique

En France, comme ici, le sujet est peu discuté et le point de vue de cette professeure de philosophie, diplômée de l’Université Paris Sorbonne et vulgarisatrice sur YouTube, est considéré comme radical puisque c’est tout un modèle qu’elle propose de révolutionner : supprimer les emplois moins essentiels, produire moins, mais mieux, instaurer un revenu universel, entre autres.

« Les choix individuels permettent de convaincre par l’exemple, donc ils sont importants pour passer le cap et montrer que c’est possible. Par contre, ça reste une solution de privilégiés, pour les gens qui ont les moyens de réduire leur temps, de l’organiser différemment ou de réduire leur revenu sans que ça leur pose de problème. Ça ne s’adresse pas aux travailleurs les plus précaires. »

Or, cette réflexion collective et politique est nécessaire, selon elle, dans le contexte des changements climatiques. « Je pense qu’il n’y aura pas d’autre avenir que par la décroissance. On vit largement au-dessus de nos moyens matériels sur le plan écologique. Et d’ailleurs, on en paie déjà les conséquences actuellement. Je ne sais pas combien il fait chez vous, ici, il fait 40 °C. »

Regardez un exposé de Céline Marty sur YouTube

1. John Maynard Keynes, Economic Possibilities for our Grandchildren (1930)

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  • 37,1 heures
    Semaine habituelle moyenne de travail chez les Québécois de 25 à 54 ans en 2021
    source : Statistique canada