La scène se déroule à la frontière de l’Ukraine et de la Moldavie. Sous les flocons épars, un enfant et sa famille franchissent la douane. Puis surgit devant eux un clown qui fait mine d’offrir une sucette, avant de changer d’avis au dernier instant. Dix secondes plus tard, les rires fusent. Le froid, la fatigue, les gardes armés, la peur des bombes et de l’inconnu… tout est oublié. Ne serait-ce qu’un instant. Regard sur ceux qui sèment le rire en temps de guerre.

Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, au moins 1,4 million d’enfants ont quitté le pays, estime l’UNICEF. Des milliers de travailleurs humanitaires les ont accueillis dans les pays limitrophes, avec leurs proches. Parmi eux, à la frontière, mais aussi dans les refuges, les gares ou les bus, des clowns, comme ceux de l’organisme israélien The Dream Doctors, dont les « singeries » ont été captées par le journaliste américain Andrew Kimmel, leur ont aussi permis de rire un peu.

Le clown espagnol Nacho Camarero est à Varsovie, en Pologne, avec une petite équipe d’artistes de Clowns sans frontières qui fait la tournée des gares et des dépôts, où les réfugiés s’entassent par milliers. Sur les lits qui forment des camps improvisés, les visages sont rongés par l’inquiétude, raconte-t-il au téléphone jeudi soir.

Quand les enfants dorment, on le voit dans leur visage qu’ils souffrent.

Nacho Camarero

Mais dès que la petite troupe se met à jongler, danser, faire des acrobaties et jouer de la musique, l’ambiance change du tout au tout.

« Ça rit, ça tape des mains, c’est tellement beau de voir tous ces enfants rigoler en chœur. L’autre jour, une petite fille de 6 ans s’est levée d’un coup après la représentation pour faire un câlin à chacun d’entre nous, le sourire fendu jusqu’aux oreilles. C’était merveilleux. Elle nous a dit : “Je veux être comme vous. Je veux devenir un clown moi aussi.”

« Je ne sauve pas des vies, mais je sens que je fais œuvre utile, que mon talent sert à quelque chose quand je donne du soutien émotionnel et psychologique. C’est très gratifiant, j’aime beaucoup ça », ajoute celui qui fait du bénévolat avec l’organisme depuis 2011, et qui a fait rire des réfugiés en Jordanie, au Liban, en Grèce, en Colombie et en Bosnie notamment.

L’ampleur de l’actuelle crise des réfugiés en Europe de l’Est bouleverse Nacho Camarero. « En 2015, on a beaucoup travaillé auprès des enfants venus de la Syrie, mais aussi d’Irak, d’Afghanistan et d’ailleurs qui arrivaient en Europe. La situation d’aujourd’hui nous y fait beaucoup penser, mais cette fois, avec 3 millions de réfugiés en quelques jours à peine, c’est vraiment troublant. » Et parfois difficile. « C’est très exigeant, et tout le monde ne comprend pas ce qu’on fait. Ce soir, la police et un chef de gare nous ont mis à la porte. Mais je ne peux pas leur en vouloir, c’est tellement le chaos ici. »

N’empêche, le travail des clowns touche une corde sensible chez beaucoup de gens. La vidéo décrite au début de ce texte a été vue plus de 1,2 million de fois depuis sa publication sur Twitter le 12 mars. Et elle a suscité beaucoup d’émotion. « Le son de leurs rires m’a fait pleurer », écrit un utilisateur. « Ils font naître les larmes, la joie, la tristesse, le rire au milieu de la folie. Merci pour eux ! », ajoute un autre.

PHOTO FOURNIE PAR CLOWNS SANS FRONTIÈRES

Des clowns espagnols font la tournée des gares et des camps en Pologne, ces jours-ci.

Un vrai besoin

Bien sûr, il faut d’abord nourrir les réfugiés et leur donner un toit, mais le travail des clowns thérapeutiques répond à un vrai besoin, explique Katel Le Fustec, directrice générale et artistique de Clowns sans frontières Canada.

« Ces gens ont traversé des bombardements, ils ont tout quitté, rappelle Mme Le Fustec, la voix nouée par l’émotion. Pour les enfants – et pas seulement eux –, il y a un stress accumulé, et ce grain de folie, ça permet d’avoir un répit, un peu de recul. Rire ensemble et chasser le stress pour mieux rebondir, c’est ce que les clowns apportent en complément à tous les services essentiels. »

Clowns sans frontières est né du travail du clown catalan Tortell Poltrona, qui a pris la mesure du pouvoir du rire en ex-Yougoslavie en 1993. En plus de l’équipe espagnole, des clowns britanniques se rendront sous peu en Pologne, puis en Roumanie. La branche canadienne du mouvement, fondée en 1994, évalue aussi la possibilité d’envoyer des artistes en Europe de l’Est, au cours des prochaines semaines.

Sur place, les artistes essaient d’accaparer le moins de ressources possible. Les équipes sont petites, mobiles et autonomes, et doivent respecter un code d’éthique. « Le travail sur le terrain, c’est super émotif et c’est super physique, précise Mme Le Fustec. Et les artistes ne sont pas là pour promouvoir leur carrière, ils doivent s’impliquer dans l’association et offrir leur art gratuitement. Toute l’opération est financée par nos fonds. »

Depuis sa création, Clowns sans frontières Canada a mené des projets en Haïti, au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Chili, entre autres, mais aussi à Montréal, notamment auprès des personnes âgées isolées en CHSLD et des enfants nouvellement arrivés au Québec.

Consultez le site internet de Clowns sans frontières Canada
En savoir plus
  • 73 000
    Environ 73 000 enfants quittent chaque jour l’Ukraine pour trouver refuge à l’étranger.
    SOURCE : UNICEF