Juillet 2020. Alors que le Québec se remet de la première vague de COVID-19, une seconde la frappe de plein fouet : la vague de dénonciations d’inconduites sexuelles. Un an plus tard, qu’a-t-elle laissé sur son passage ?

Le 1er juillet 2020, Sabrina Comeau a ouvert Instagram sur son cellulaire. Pas pour publier un égoportrait ou un cliché entre amis, mais pour dénoncer son agresseur. Elle était loin de se douter que sa publication déclencherait un tsunami de dénonciations d’inconduites sexuelles à l’échelle d’une province. Dans un entretien avec La Presse, elle a accepté de revenir, un an plus tard, sur la vague dont elle est à l’origine – pour le meilleur et pour le pire.

« La vague, c’était épuisant. C’était lourd à porter pour une personne. Mais je me repose. Je suis correcte, I guess », souffle Sabrina Comeau.

Il doit être autour de 11 h. Dans ce petit café d’Hochelaga, le soleil chatouille l’encre de ses tatouages. Ils dépassent de partout, de ses manches, du col de sa chemise. Même si elle est reconnaissable entre mille, ce que Sabrina souhaite depuis un an, c’est de pouvoir s’effacer.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Sabrina Comeau

« Pas que la cause ne me tient plus à cœur, au contraire, mais parce que c’était tellement difficile mentalement. Ça m’a rendue très anxieuse. J’ai dû m’ouvrir à tellement d’inconnus. Maintenant, quand je rencontre quelqu’un, j’ai l’impression qu’il me connaît déjà », confie la jeune femme, le regard furtif, du même vert que le matcha glacé qu’elle tient entre ses mains.

Sabrina n’est pas une influenceuse. Encore moins une militante professionnelle. Elle est étudiante en commercialisation de la mode à l’UQAM (à quelques crédits d’être bachelière) et travaille dans une microbrasserie.

Et pourtant, l’été dernier, elle a été propulsée au front d’une nouvelle mobilisation contre les violences sexuelles faites aux femmes, sans manuel d’instruction.

La bougie d’allumage

Au premier confinement, Sabrina Comeau (comme le reste de la planète) passait son temps à réfléchir. Un évènement en particulier lui revenait constamment à l’esprit : une agression dont elle avait été victime, quelques années auparavant, et sur laquelle elle a préféré ne pas revenir en détail. À l’époque, elle en avait fait des cauchemars pendant une semaine, avant de se forcer à tout oublier.

Souvent, tu ne te rends pas compte que ce que tu as vécu était une agression, ça peut prendre du temps avant de le réaliser.

Sabrina Comeau

Et du temps, au printemps 2020, ce n’est pas ce qui lui manquait.

« J’ai commencé à parler à différentes personnes qui me disaient qu’elles avaient été agressées par le même gars que moi. C’était un gros build-up », se remémore-t-elle. Constatant l’étendue des dégâts causés par la même personne, elle ressent le besoin de lancer un avertissement aux femmes de son entourage.

Encouragée par ses proches – et non sans y avoir réfléchi longuement –, elle décide de nommer son agresseur, noir sur blanc, dans une publication sur Instagram.

« Tout ce que je voulais, c’était de dire : les filles, watch out ce gars-là. Je n’avais aucune arrière-pensée, aucune attente. J’ai appuyé sur “Publier” et j’ai lâché mon cellulaire », raconte Sabrina.

On s’en doute, son témoignage aura retenti bien au-delà de son cercle rapproché. En l’espace de quelques jours, il aura déclenché ce qu’on appelle aujourd’hui la vague de dénonciations d’inconduites sexuelles.

Le combat

« Voir autant de monde prendre la parole, c’était beau à voir, et en même temps difficile à lire. Je ne me serais jamais attendue à une telle [portée] », remarque Sabrina.

Les jours suivant sa publication, des centaines et des centaines de témoignages sont relayés sur Instagram. Des noms tombent. Des tatoueurs, des photographes, des humoristes sont dépouillés de leur plateforme.

Mais la vague, portée par une jeunesse qui a tourné le dos au processus judiciaire, s’est aussi attiré de vives critiques. Les victimes se sont fait reprocher d’avoir eu recours aux réseaux sociaux plutôt que de porter plainte à la police.

Ce n’est pas tout le monde qui a les ressources, le temps, l’argent, le soutien pour entamer un processus judiciaire. Si j’étais allée à la police, je serais encore là-dedans des années plus tard.

Sabrina Comeau

« Ton cerveau est aussi conditionné pour bloquer les traumatismes. Comment tu penses que je vais me souvenir que le meuble de télévision était exactement à tant de centimètres du lit quand j’ai été agressée ? En procès, j’aurais perdu », répond Sabrina, du tac au tac.

Ça ne l’empêche pas d’être critique à l’endroit de certaines initiatives au sein du mouvement, par exemple la page « Dis son nom », une liste d’agresseurs sexuels supposés, dont elle se dissocie complètement.

« Il y a tellement de monde sur la liste que ce n’est plus crédible [Au sommet de la vague, on y comptait plus de 1500 noms]. Je pense que ça a discrédité le mouvement », déplore-t-elle.

La page a été l’objet de nombreuses controverses – et même de poursuites – notamment parce que les dénonciateurs y sont anonymes.

« C’est délicat comme sujet, parce que je crois toutes les victimes du monde, mais n’importe qui pouvait dénoncer quelqu’un sur la page. Dis son nom, oui, mais dis le tien aussi », ajoute-t-elle. L’étudiante reproche aussi à la page de « classer les agressions » en niveau « de gravité » et de vendre des chandails et masques aux couleurs de la liste. « Tu tires profit de quoi, au fait ? »

Le repos

Midi approche. Le matcha glacé est maintenant fondu. Sabrina sèche ses larmes. Se replonger dans la vague n’est pas facile.

« C’était trop pour moi. J’ai mes limites et je les respectais plus pendant un moment. Il a fallu que je laisse aller, même si j’avais peur de ce que les gens allaient dire », confie-t-elle.

Parce que les gens se sont attachés à elle. On l’arrêtait dans la rue, au parc pour la remercier de son courage. Pendant de longues semaines, elle était devenue « cette fille-là » – ce qu’elle redoutait, d’une certaine façon. « Je ne voulais pas qu’on me réduise à ça. Je suis plus que mon agression. Je suis une personne avec des qualités, des traits, des passions. »

Malgré tout, Sabrina Comeau ne regrette rien de juillet dernier. Elle est fière d’elle et de toutes celles qui se sont réapproprié leur agression. Surtout, elle est plus optimiste que jamais.

« Même s’il n’y a pas encore de changement concret, on a ouvert un dialogue. C’est ça qui compte. Il y avait déjà des portes ouvertes pour les victimes. On a ouvert des portes de garage », lance-t-elle.

Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Ces dernières années, il y a eu #agressionnondénoncée en 2014, #moiaussi en 2017, puis la vague de dénonciations d’inconduites sexuelles, à l’été 2020. Et entre ces mobilisations d’envergure, des combats quotidiens pour lutter contre la violence sexuelle faite aux femmes, seul crime violent qui ne décroît pas au pays. Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

« Qu’est-ce qui se passe avec les gars ? Je me demande encore si la question a réellement été posée », déplore Geneviève Morin. Un an après la sortie de l’enquête du Devoir rapportant des allégations d’inconduites sexuelles contre son ex-amoureux, l’humoriste Julien Lacroix, Geneviève Morin a fait part de ses réflexions à La Presse.

Pas pour raviver l’évènement passé – elle ne s’en est pas encore remise, confie-t-elle –, mais pour aller de l’avant.

« C’était un mouvement hyper émotif et là, il gagnerait à être intellectualisé. Qu’on prenne un pas de recul pour progresser », croit-elle.

Juillet 2020, l’autrice et éditrice s’est retrouvée en première ligne de la vague de dénonciations. Son témoignage contre Julien Lacroix a été un catalyseur du mouvement. Et pourtant, un an plus tard, elle ne se sent pas plus libérée.

On a jeté nos roches. Plusieurs ont mangé une claque. Mais un jour, il va falloir que ces gens-là se réintègrent. Est-ce qu’on est ouvert à ça ? Il n’y a aucune initiative de réparation en ce moment.

Geneviève Morin

Elle prend l’exemple de la page « Dis son nom », une liste de noms d’agresseurs supposés, qu’elle juge « anti-productive » et « violente », et qui n’aide en rien la société à guérir de « la maladie qui la sclérose ». Elle n’en aura révélé que les symptômes, croit Geneviève Morin, autrice d’un mémoire en études féministes.

Aujourd’hui, elle souhaite qu’on élève la discussion sur le fléau de la violence sexuelle. Qu’on parle, sans tabou, d’hypersexualisation, de masculinité toxique ; toutes les articulations d’un « système sexiste » bien rodé.

« Le mouvement a mis le doigt sur un nœud. Maintenant, il faut le dénouer », image-t-elle.

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Sandrine Ricci, sociologue spécialisée en violence sexiste et sexuelle à l’UQAM

« Un signe d’exaspération »

« C’est toujours frappant de lire des revendications féministes qui ont été écrites en 1960 et qui pourraient s’appliquer encore aujourd’hui », s’étonne Sandrine Ricci, sociologue spécialisée en violence sexiste et sexuelle à l’Université du Québec à Montréal.

Ces dernières années, les mobilisations féministes se sont succédé à un rythme quasi cyclique. Elles changent de nom (#agressionnondénoncée, #moiaussi), de plateforme (Twitter, Instagram), mais leurs revendications, elles, restent les mêmes. Comme si tout était toujours à recommencer.

« Ces vagues récurrentes sont un signe d’exaspération », affirme Mme Ricci.

L’agression sexuelle est le seul crime violent dont le taux n’a pas diminué au pays depuis 1999, selon les dernières données de Statistique Canada. Si les victimes sont plus nombreuses à porter plainte à la police, la quasi-majorité des agressions sexuelles ne sont jamais signalées.

Au Québec, des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) affichent des listes d’attente de plusieurs mois. « Les mobilisations libèrent la parole des survivantes, ce qui se traduit par une pression sur nos centres. Les intervenantes craignent d’échapper des cas, car plus on attend, plus les femmes risquent d’abandonner le processus judiciaire », explique Roxanne Ocampo Picard, agente aux communications du Regroupement québécois des CALACS.

La vague de l’été dernier n’a pas fait exception. Près de 2000 nouvelles demandes d’aide ont été déposées aux 27 CALACS du Québec en 2020-2021. « Une fois de plus, on a réalisé que la culture du viol est encore bien présente et qu’elle est même banalisée. On sonne comme une cassette brisée. Ce ne sera pas la dernière vague », craint-elle.

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Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop

« Changer un système, c’est long. Et tant qu’on ne contrera pas la culture du viol [ensemble de comportements et attitudes qui minimisent ou normalisent la violence sexuelle dans une société], on ne réussira pas à le changer. Le système de justice est le reflet de la société. On oppose souvent les mouvements de dénonciations au système de justice, alors qu’ils sont des vases communicants », estime de son côté Sophie Gagnon, directrice de Juripop.

La clinique d’aide juridique a elle aussi été extrêmement sollicitée, l’été dernier, par des victimes qui tentaient de naviguer à travers leurs droits et recours juridiques. Mais les obstacles au processus judiciaire, largement documentés, les décourageaient la plupart du temps – d’où l’utilisation des réseaux sociaux pour dénoncer leur agresseur.

« Même avec les procureurs les mieux formés du monde, ça reste un processus éprouvant, remarque-t-elle. Les victimes et les survivantes ont des besoins auxquels le système ne peut tout simplement pas répondre. »

Une vague à la fois

« Une chose est certaine, c’est qu’il ne faut pas lâcher », martèle Sandrine Ricci. Chaque mobilisation apporte sa brique à l’édifice, croit-elle fermement.

L’été dernier, les victimes qui ont pris la parole étaient plus jeunes que lors des vagues précédentes, et provenaient de tous les horizons. « Elles n’étaient pas forcément des militantes ou encore des étudiantes à l’UQAM en études féministes », fait remarquer la sociologue.

Ce sont des femmes qui ont fait leur bout de chemin depuis le #metoo. On peut avoir l’impression qu’il ne se passe rien entre les mobilisations, mais l’historicité sédimente les connaissances, accorde un temps de réflexion.

Sandrine Ricci, sociologue spécialisée en violence sexiste et sexuelle à l’UQAM

Et, par un effet boule de neige, elle se concrétise parfois en changements sociaux.

La sociologue donne l’exemple des milieux de travail qui ont instauré des politiques strictes en matière de violence sexuelle. Ou encore, le dépôt, en décembre dernier, d’un rapport d’experts transpartisan de 190 recommandations pour améliorer l’accompagnement des victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale.

La lutte contre la violence sexuelle sera longue, préviennent les experts. Mais elle est en marche. « Il est évident que plus on alimente la conversation sur la violence sexuelle, plus on contribue à une prise de conscience [...]. Mais ce sont les changements structurels qui restent. Et par définition, ils prennent du temps », dit Mme Ricci.

Elles ont aussi dénoncé

Ces femmes ont emprunté un chemin non traditionnel – les réseaux sociaux – pour dénoncer les agressions sexuelles qu’elles ont subies, suscitant à la fois admiration et désapprobation. Aujourd’hui, où en sont-elles dans leur processus de guérison ?

Béatrice Blais, 25 ans

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Béatrice Blais a dévoilé les agressions sexuelles
dont elle a été victime dans une vidéo publiée
sur Facebook, en juillet 2020.

Des histoires d’inconduites et d’agressions sexuelles, Béatrice Blais en a tellement accumulé en 25 courtes années de vie qu’elle a décidé de les ramasser en une seule et même vidéo.

« Les victimes d’agressions sexuelles, elles sont dans ta famille. C’est ta nièce, ta fille, ta sœur. Ce n’est pas si loin de toi, c’est réel, ça arrive à toutes les femmes. C’était vraiment le message que je voulais passer », raconte la jeune femme.

Ça, et le manque criant d’éducation sexuelle à l’adolescence. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle a décidé de ne pas nommer ses agresseurs.

À l’époque de mes agressions, on n’avait tellement pas eu de cours d’éducation sexuelle que je ne savais même pas que je pouvais dire non. Pis les gars, ils ne savaient probablement pas, par exemple, que si j’étais trop soûle, je ne pouvais pas consentir à une relation sexuelle.

Béatrice Blais

Aujourd’hui, Béatrice va bien. Humoriste, elle a trouvé confrontant de voir son milieu dépouillé par la vague, mais il était évident pour elle qu’elle joindrait sa voix à celles des autres survivantes.

« J’ai trouvé la vague tellement belle et importante. Est-ce que les gars ont vraiment changé ? Je ne sais pas, mais le but, c’était de briser le silence. Ça, on a réussi », croit-elle.

Élodie Lambert, 28 ans

PHOTO FOURNIE PAR ÉLODIE LAMBERT

Élodie Lambert dit ne plus avoir peur.

« Je me sens forte, je n’ai plus peur. Les gens autour de moi aiment la personne que je deviens », confie Élodie Lambert.

Ces dernières années, Élodie n’était plus la même femme. En 2016, elle a été agressée sexuellement, dans son sommeil, par une personne de confiance. À l’époque, elle avait contacté la police pour porter plainte, mais celle-ci l’avait rapidement découragée.

« Les policiers me disaient : “T’es certaine de vouloir rentrer là-dedans ?” et “Ça va être un long processus”. À ce moment-là, tu es encore tellement fragile. Tu n’as pas envie de te confier à quelqu’un qui ne comprend pas vraiment ce que tu vis. Tu te sens toute seule », se souvient Élodie.

Elle décide d’abandonner le processus judiciaire et de « vivre avec la douleur » pendant des années.

Jusqu’à l’été dernier. Encouragée par l’élan de solidarité sur les réseaux sociaux, Élodie a raconté son histoire, sans nommer son agresseur, sur Instagram. Dans ses mots, elle s’est fait justice.

« Après toute la peine et le mal que j’ai endurés, je me sens finalement en paix. Quand je vais moins bien, je retourne voir les messages de l’été dernier et ça me fait chaud au cœur », dit-elle.

Sophie*, 21 ans

Quelques semaines avant le déclenchement de la vague, Sophie entamait un processus judiciaire pour une agression sexuelle. Ça ne l’a pas empêchée de se joindre au mouvement sur les réseaux sociaux.

« Plus je lisais des histoires troublantes et choquantes, plus je ressentais le besoin d’embarquer. Je trouvais ça tellement inacceptable. J’ai pris mon cellulaire et j’ai commencé à taper. Ça m’a pris un soir à écrire », se souvient-elle.

Les jours suivants, des personnes de son entourage lui reprochent de « chercher l’attention ». D’autres la traitent de « folle », lui font savoir que « ce genre d’histoires n’a pas sa place sur les réseaux sociaux ».

Ces commentaires ne blessent pas Sophie. Ils la déçoivent.

« Il y avait tellement un débat autour de la forme du mouvement qu’on ne se concentrait pas sur le fond du problème. Pourquoi y a-t-il autant de femmes qui se font agresser ? Pourquoi se tournent-elles vers les réseaux sociaux ? »

Parce que le système judiciaire est déficient, croit fermement Sophie.

Plus d’un an après son agression sexuelle, la jeune femme est encore loin d’un procès (la prochaine date prévue à son dossier est en novembre). Si elle a tenu le coup jusque-là, c’est que la vague lui aura apporté une certaine réparation.

« Après mon agression, j’étais dans un état de déni. Je banalisais ce que j’avais vécu. Juste le fait que quelqu’un me dise : “Ce que tu as vécu, c’est pas normal”, c’était tout ce dont j’avais besoin. »

* En raison du processus judiciaire en cours et de l’ordonnance de non-publication lui étant associé, nous avons utilisé un prénom fictif.