Stéphanie copilotait le projet avec enthousiasme : embellir une ruelle de son quartier grâce à une œuvre murale. Avec d’autres résidants d’Hochelaga, elle a trouvé la toile de fond – le mur d’un garage –, les artistes et quelque 150 $ pour payer les bombes de peinture.

Le temps d’un week-end, l’été dernier, un dessin bleu-vert a pris forme sous les yeux ravis des citoyens. Or, il a fallu à peine trois mois pour que l’œuvre soit saccagée par un membre de BAD, qui, comme d’autres collectifs de tagueurs, laisse son empreinte un peu partout dans les rues de Montréal.

« Il a utilisé un bleu identique pour repasser sur le dessin, alors ce n’est pas anodin, déplore Stéphanie. Si seulement il avait ajouté une plus-value à la murale ou avait retagué quelque chose de moindrement beau… Là, on est dans le saccage pur. »

Des arrondissements, des organismes et des entreprises de nettoyage ont affirmé à La Presse avoir observé, dans les derniers mois, une augmentation du vandalisme sur les œuvres murales de la métropole.

« Les artistes mettent beaucoup de temps pour faire de belles murales, et les propriétaires prennent des engagements sérieux. On n’est pas contents de voir ça apparaître, c’est déplorable », commente Brigitte Roy, inspectrice principale du domaine public de l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve.

Une balade sur le site du festival d’art urbain MURAL, dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, offre un condensé du « toying », c’est-à-dire, dans le jargon street, l’acte d’apposer un tag ou un graffiti médiocre sur une œuvre existante.

Pierre-Alain Benoît, directeur général du rendez-vous annuel, éprouve des « sentiments partagés » quant à ces apparitions délinquantes. « On a toujours eu à dealer avec ça, dit-il. Ça fait partie de la scène du graffiti depuis ses débuts. Est-ce qu’il y a une augmentation ? Probablement, oui. C’est sûr que ça nous dérange, parce qu’on met du temps, année après année, pour développer un parcours d’art public, mais on est lucides. Ça fait partie de la réalité du milieu. »

L’idée derrière le tag ou le graffiti est d’intervenir à des endroits difficiles d’accès, dangereux ou illégaux. Il y a une partie de mystère, d’irrévérence. Taguer des murales peut être un clin d’œil ou un doigt d’honneur.

Pierre-Alain Benoît, directeur général du festival d’art urbain MURAL

M. Benoît raconte que des artistes demandent expressément que les graffitis qui apparaissent sur leurs œuvres ne soient pas enlevés. Certains, poursuit-il, invitent même des amis à « vandaliser » leur travail… pour ainsi éviter que d’autres le fassent par la suite.

Le Plateau-Mont-Royal dit ne pas être en mesure de quantifier le phénomène du toying, « commun à tous les arrondissements », mais, contrairement à Pierre-Alain Benoît, le condamne fermement. « Il faut dénoncer les actes de vandalisme, qui ont encore moins leur place dans le contexte où tous les efforts sont déployés pour rendre nos espaces publics attrayants et invitants pour les citoyens », a écrit dans un courriel la chargée de communication de l’arrondissement Catherine Piazzon.

Où sont les codes ?

Naguère, les murs peints ou « tagués » de la métropole semblaient protégés par une loi non écrite : faire mieux ou faire ailleurs. Les codes ont-ils changé ? Raymond Viger, directeur artistique de l’organisme Café Graffiti, qui accompagne de jeunes Montréalais attirés par la contre-culture, répond par l’affirmative. « Il y a 20 ans, il y avait un plus grand respect entre les tagueurs et les graffeurs, qui fréquentaient les mêmes lieux issus de la culture hip-hop. Les nouveaux n’allaient pas taguer les murales de leurs chums, de leurs mentors. En échange, ils étaient parfois récompensés avec des restants de cannes [de peinture]. »

Dans les dernières décennies, de hauts lieux de socialisation underground, comme le TA Wall, l’usine Redpath Sugar ou la Jenkins, ont disparu sous le poids de l’embourgeoisement et de la répression policière.

Depuis environ 10 ans, il y a une forme de rupture entre les tagueurs sans envergure, qui font leurs affaires et détruisent ce qu’ils ont à détruire, et les muralistes, plus mainstreams, souvent subventionnés par le Conseil des arts ou la Ville de Montréal.

Raymond Viger, du Café Graffiti

Vincent Tourigny, auteur du livre La Jenkins, dont les pages font revivre l’ancienne usine à valves de Lachine, se rappelle une époque où les tagueurs néophytes y côtoyaient les pros du graffiti. Les premiers, par mimétisme, apprenaient les techniques et les styles new-yorkais des seconds. « La scène est beaucoup plus éclatée », constate l’ancien graffiteur, converti à l’illustration et à la peinture murale sous le nom de Vincent Toutou.

« Ce n’est pas tout le monde qui connaît bien l’histoire du street art. Quiconque peut acheter un crayon ou une canne chez DeSerres et aller dans la rue pour faire son tag. Les gens ne sont plus nécessairement instruits par rapport aux codes, et il y a beaucoup plus d’acteurs, de courants et de mentalités qui s’affrontent », souligne-t-il.

Mais pourquoi jeter son dévolu et son fiel sur une œuvre murale plutôt que sur un mur défraîchi ou sur la carcasse d’un camion abandonné ? « Entre autres pour une question de visibilité, explique Stéphane Art-Hound, qui documente la scène underground montréalaise sur le blogue @wall2wallmtl. Les murales sont beaucoup photographiées par les amateurs. Mettre son nom sur une murale, c’est être assuré d’apparaître sur de nombreuses photos. La murale a cet attrait-là. »

Guerres de territoire

La plupart des peintres muralistes savent et acceptent que leurs œuvres seront barbouillées par des vandales. « Ceux qui repassent les murales sont en général des nouveaux dans le milieu du graffiti, ils sont en quête de visibilité, quoique ce n’est pas toujours la seule revendication, explique la peintre Cindy D. Tout le monde va y goûter à un moment donné. En tant qu’artiste de rue, ça fait partie du jeu. C’est un art éphémère, il faut l’accepter. Si on repasse par-dessus ta murale, tu peux aller la refaire pour te faire respecter. »

Le respect, en outre, est bidirectionnel. Une œuvre peinte sur un mur déjà « tagué » risque d’allumer une guerre territoriale. Ni Vincent Toutou ni Cindy D. n’oserait faire disparaître la griffe d’un tagueur respecté sous leurs coups de pinceau ou d’aérosol.

La plupart des artistes connaissent les règles, mais beaucoup de promoteurs s’en foutent. Ils vont payer pour une murale en outrepassant certains codes. La rue, elle, va s’en souvenir.

Stéphane Art-Hound, du blogue @wall2wallmtl

Dans le cas de l’œuvre commandée par Stéphanie et ses voisins dans Hochelaga, des tags défraîchis tapissaient le pan de mur retenu. Difficile, toutefois, de savoir s’il l’un d’eux portait l’estampe d’un « crew » inattaquable. « Sans le savoir, on peut passer par-dessus des classiques ou le tag d’une personne décédée, explique Stéphane Art-Hound. Les murales vont vite se faire attaquer par des tagueurs. »

Parmi les intouchables : l’ensemble de l’œuvre d’Alexandre Veilleux, alias Alex Scaner, « king » de la scène montréalaise mort d’un cancer en 2017, à l’âge de 36 ans.

Manque de murs

Une autre explication du saccage des œuvres murales, selon des observateurs ? Le manque de murs vierges. « Il y a de plus en plus de murales produites à Montréal, alors il y a de moins en moins de murs nus sur lesquels taguer », explique Pierre-Alain Benoît, de MURAL.

Une observation partagée par l’arrondissement de Ville-Marie, qui juge le phénomène du toying sur son territoire « plus fréquent depuis quelque temps ». « N’oublions pas que le nombre de murales a beaucoup augmenté avec les années, réduisant ainsi le nombre d’espaces libres pour les graffiteurs agissant dans l’illégalité, note Anik de Repentigny, chargée de communication. De 2 murales en 2007, nous sommes passés à 12 en 2010, à 47 en 2015 et à 74 en 2020. »

Comme d’autres arrondissements de la métropole, Le Plateau-Mont-Royal, Mercier–Hochelaga-Maisonneuve et Ville-Marie allouent des sommes considérables pour nettoyer les graffitis, y compris ceux qui apparaissent sur les œuvres murales.

La bataille est perdue d’avance, avertit toutefois Stéphane Art-Hound. « Ça ne donnera jamais rien. C’est comme essayer d’éliminer les oiseaux de la ville. »

Dans Hochelaga, le dessin bleu-vert a été restauré et a repris son éclat initial. Mais pour combien de temps ?

Comment faire face au toying

Enduire et enlever

Les autorités municipales et les propriétaires qui financent la création d’une œuvre murale incluent parfois l’application d’un enduit anti-graffiti dans leur contrat de service. « On reçoit de plus en plus de demandes pour que les murales soient traitées avec un scellant », dit Jean-François Trempe, de Solutions Graffiti, entreprise spécialisée dans l’enlèvement des tags. Ainsi, lors du nettoyage d’un graffiti, la projection du solvant ne détruira pas l’œuvre vandalisée. Du moins, temporairement. Or, selon Anik de Repentigny, porte-parole de l’arrondissement de Ville-Marie, « les enduits modifient grandement les couleurs, ce qui ne rend pas justice aux murales, alors peu d’artistes désirent les utiliser pour protéger leurs œuvres. »

Repasser, repasser, repasser

La plupart des contrats d’œuvres murales financées en tout ou en partie par les villes ou les arrondissements incluent une « clause d’entretien » qui lie les artistes. Celle de l’arrondissement de Ville-Marie est de cinq ans. « En cas d’apparition de tags au cours de cette période, les muralistes restaurent la surface qui a été vandalisée en la repeignant à l’identique », explique Anik de Repentigny. Les peintures privées qui sont vandalisées doivent aussi faire l’objet d’une restauration ou être remplacées par une nouvelle création, aux frais du propriétaire. « La présence durable de tags n’est pas tolérée », dit-elle.

Sensibiliser

Une part des fonds publics alloués aux graffitis concerne la sensibilisation : ateliers dans les écoles, murs légaux, accompagnement des jeunes. Des organismes tentent aussi de convaincre les jeunes tagueurs d’exprimer leur créativité autrement. C’est le cas du Café Graffiti, carrefour de rencontre et d’expression pour la jeunesse. « On est toujours en réduction des méfaits, dit son directeur artistique, Raymond Viger. On est là pour répondre aux besoins des jeunes. Celui qui fait des tags pour passer le temps, on va le rencontrer, et on va peut-être se rendre compte qu’il aime écrire. On va le pousser dans cette voie-là. […] Si tu n’as pas réglé le problème à la source avec les tagueurs, tu vas toujours effacer. Il faut que le jeune apprenne à s’exprimer différemment. »