Rappelez-vous la vie pré-pandémie. Les voyages, les sorties au restaurant, les câlins et les soupers de famille. Des activités qui semblaient banales relèvent désormais de l’extraordinaire. Inspirés par un projet lancé par la BBC, nous avons demandé à nos lecteurs de nous présenter la dernière photo « normale » restée sur leur téléphone. En voici une sélection.
En gang à Saint-Jean-de-Matha
François Barrière
« La boulangerie [Toledo, dont il est propriétaire] a ouvert le 13 mars 2019. Nous avons eu un gros Noël, puis il y a eu le concours de la meilleure baguette de Montréal [organisé par Maudits Français]. J’ai dit à l’équipe : “Si on gagne, on prend une pause de deux ou trois jours et je vous amène faire une sortie.” On a gagné !
« On a donc fermé la boulangerie pour trois jours, le temps de faire quelques réparations et du nettoyage. Le 12 mars, nous sommes partis aux glissades à Saint-Jean-de-Matha, puis à la cabane à sucre. Environ 80 % de nos employés sont français et beaucoup sont arrivés dans la dernière année. C’était leur première sortie hivernale. C’était aussi notre première sortie de groupe, puisque nous n’avions pas vraiment eu de party de Noël. « Le lendemain, c’était le début officiel de la crise. Il y a des employés qui se sentent loin de chez eux. La boulangerie a pu rester ouverte puisque nous avons un permis d’épicerie et nous sommes considérés comme un service essentiel.
« Quand je regarde cette photo et tous les souvenirs que Facebook nous ramène, je me dis qu’on ne réalisait pas que d’avoir la liberté de pouvoir faire ce qu’on veut, c’est précieux. »
La dernière accolade avec ma mère
Line Audet
« Voici la dernière photo que j’ai prise avant le confinement. C’est la dernière fois que j’ai visité ma mère au CHSLD, le 6 mars. La dernière fois aussi que je l’ai vue consciente, car elle est morte le 10 avril, alors que j’étais à ses côtés. Je me souviens bien de cette journée, elle somnolait dans son fauteuil et me tenait fermement la main. Ma mère vivait en CHSLD à Québec depuis trois ans. Comme j’habite sur la Rive-Sud de Montréal, je lui rendais visite toutes les trois semaines. Elle souffrait de démence et était clouée à son fauteuil. Dans les derniers mois, elle était très agitée, elle n’avait pas beaucoup de moments calmes. Elle ne me reconnaissait que rarement. Mais je sentais qu’elle appréciait les petits gestes comme la crème qui sentait bon, la soupe maison et le contact de la brosse dans ses cheveux. Quand j’ai pris sa main, j’ai senti que le lien était là, qu’elle savait que c’était moi, sa fille. Cette journée-là, elle était passablement agitée. Elle s’était assoupie, alors j’ai pris sa main et de l’autre, j’ai pris la photo. C’est une photo qui signifie énormément pour moi, même si on ne voit pas son visage, même si on ne voit pas ses yeux. C’est celle qui va me rappeler ma vraie mère et le lien qui nous unissait avant la maladie. Ensuite, elle a ouvert les yeux et m’a dit : “Ma petite fille.” C’est le dernier souvenir que je vais garder de ma mère. »
Un souper avant que tout bascule
Rose-Marie Paquin
« Le 13 mars, nous avons reçu des amis pour souper : nos voisins immédiats, un couple d’amis et leur fille et ma chum de fille. Il n’y a que moi qui ne suis pas sur la photo ! On se réunit souvent pour des soupers à la bonne franquette où tout le monde apporte quelque chose. C’était un vendredi 13, mais c’était un très beau vendredi.
« On ne se doutait pas que ce serait notre dernier souper avant longtemps.
« Je travaille dans un hôpital. Ma vie a changé après cette journée. À partir du 14 mars, mon fils de 10 ans s’est fait garder chez mes parents pendant 40 jours.
« On l’a ramené à la maison le 26 avril pour laisser une pause à ma mère, et j’ai reçu le diagnostic de la COVID-19 le lendemain. On fait la distanciation physique dans la maison. Mais mon conjoint l’a quand même attrapée. Tous les gens à cette table nous ont aidés grandement pendant notre confinement obligatoire.
« Nous nous sommes revus il y a deux semaines, lors d’un barbecue à l’extérieur. »
Le « dernier show culturel du monde »
Rachel Saintus-Hyppolite
« Ma dernière photo avant le confinement, c’est cette setlist du spectacle des Goules qui a eu lieu à L’Escogriffe, le 14 mars dernier, tout juste avant la fermeture des bars prévue le 15, à minuit.
« Par l’ambiance survoltée qui y régnait, cette prestation reste gravée dans ma tête, dans mon palmarès des 10 meilleures que j’ai vues de ma vie.
« Pour moi, ce spectacle-là, c’est le sursaut de vie avant l’apocalypse. Au moment où les arts de la scène et le milieu des bars souffrent énormément des pertes de revenus, cette photo a une grande signification pour moi. Étant une grande amatrice de spectacles, je souhaite de tout cœur en revoir très bientôt pour revivre des moments de communion semblables.
« Le 14 mars, à L’Esco, tout le monde était dans le même état d’esprit : fêter fort avant de s’enfermer pour longtemps. Assister au “dernier show culturel du monde”, comme l’a crié une personne de l’assistance 30 minutes avant le début. Avec l’intensité qui vient avec. »
La plage avant la tempête
Erika Huot
« Le 12 mars, j’étais sur la magnifique plage de Cayo Cruz, à Cuba. Je suis rentrée le soir même à Montréal après un superbe séjour de 10 jours. Pas de cellulaire, pas de télé, loin de tout. Insouciante et heureuse. Je suis préposée aux bénéficiaires dans un grand hôpital de Montréal et je me disais sur mon vol de retour : j’ai travaillé fort ces derniers mois, avec beaucoup d’heures supplémentaires… Mes vacances étaient bien méritées et m’ont fait du bien ! Je me retrouve souvent à penser à cette dernière journée si magnifique, si innocente… loin du tourbillon qui nous attendait tous. Je ne tiendrai plus rien pour acquis. Jamais. »
De nouveaux Canadiens
Line Desjardins
« À l’automne 2015, mon mari m’a convaincue de parrainer une famille syrienne. En mai 2016, Ninib Shabo, Reem Torani et leurs jeunes enfants, Zidane et Jounel, sont arrivés à Montréal. En juillet, ce fut au tour des parents de Ninib. À l’été 2016, ça allait très mal en Syrie. Reem était inquiète. Ses parents étaient toujours pris là-bas, sa sœur étudiait la médecine à Alep dans le chaos et son frère n’était qu’un adolescent. Reem nous a demandé si on pouvait l’aider. On n’a pas hésité. Il en a passé de l’eau sous les ponts depuis. Ninib a trouvé du travail chez Adonis et y travaille toujours. Il a reçu une promotion récemment et occupe maintenant un poste de direction. Ils ont tous appris le français et le parlent couramment. Ils ont acheté leur première voiture et leur première maison. Imaginez, tout cela en l’espace de trois ans. En décembre 2019, les parents de Reem ainsi que sa sœur et son frère sont arrivés à Montréal. L’attente a été longue, mais ils étaient tous réunis pour Noël et les fêtes en famille. Le 9 mars 2020, Ninib, Reem, Zidane et Jounel ont reçu officiellement leur citoyenneté canadienne. C’est la dernière photo que j’avais d’avant la pandémie. L’expérience pour nous est unique et incroyable. Imaginez la fierté que nous avons de les voir aussi heureux et épanouis en tant que nouveaux Canadiens. »
Peut-être mon dernier portrait de famille
Sylvie Limoges
« Le 16 février, nous avons souligné les 90 ans de mon père. C’est la dernière photo “normale” de toute ma famille réunie. J’ai pris d’autres photos après le 16 février, mais aucune de toute ma famille. La veille, j’arrivais d’une semaine de ski en Autriche. Comme il n’y avait pas de consignes d’auto-isolation de 14 jours au retour d’un voyage, j’y étais ! Et comme il n’y avait pas de confinement, nous avons pu nous réunir à la résidence pour personnes âgées de mon père et y amener ma mère qui habite dans une résidence avec soins.
« Sans consignes de santé publique spéciales en vigueur, nous avons partagé un buffet. Avant de terminer la fête, j’ai pris cette photo où apparaît toute la famille, sauf un neveu. Ma mère aura 90 ans en juillet, je sais déjà que je ne pourrai pas prendre une telle photo de famille à sa fête. Cette photo est donc non seulement ma dernière photo normale, mais peut-être aussi ma dernière photo de famille à vie. »
Soirée mémorable avec ma meilleure amie
Philippe Fortin
« C’était le dimanche 8 mars. Ce jour-là, j’avais prévu de passer la journée avec ma meilleure amie. J’avais cependant pris beaucoup de retard dans ma correction et une belle grosse pile de travaux m’attendait sur mon bureau au cégep. Stéphanie, dans un geste de solidarité, m’a alors accompagné et offert son soutien pour que je puisse accomplir la tâche. On s’est ensuite retrouvés autour d’une table chez Momo Sushis pour terminer cette soirée mémorable.
« Un souvenir qui paraît maintenant surréaliste ; passer une journée à l’intérieur avec une amie, travailler à mon bureau au cégep et manger au resto. Avec tout ce qu’on a vécu depuis, je suis maintenant encore plus reconnaissant qu’elle m’ait accompagné. C’était la Journée de la femme et ça ne pouvait pas mieux tomber pour me faire réaliser une fois de plus l’importance d’avoir une amie si précieuse. »
La vie d’avant
Un concert au Centre Bell, un mariage, des moments doux avec papi, une journée en ski ou dans les rues de Paris, voici d’autres photos de la vie pré-pandémie.