Il y avait des enfants partout. Ils criaient, ils riaient, ils couraient autour du poêle à bois. « Attention de ne pas vous brûler ! » Un brunch traditionnel du dimanche dans une cabane à sucre populaire de Saint-Benoît de Mirabel, en compagnie d’une douzaine d’amis et de leur joyeuse progéniture. C’était il y a 12 ans, avant que Martin Picard, chef du Pied de cochon, ne devienne propriétaire des lieux.

Le jambon, l’omelette, les oreilles de crisse, les fèves au lard dans le sirop engloutis, on se lève de table pour essayer de digérer. La musique est forte, les voisins de table ne donnent pas leur place, nos enfants non plus. Ils nous filent entre les pattes. Sauf le plus jeune, qui n’a pas 2 ans et qui est dans les bras de ma blonde. Parle, parle, jase, jase. « Oui, oui, ça va bien à la garderie, mais on espère toujours une place en CPE. Il est sur la liste d’attente depuis sa naissance ! »

Un homme dans la cinquantaine interrompt notre conversation. Je ne remarque pas sur le coup qu’il est accompagné. « J’ai trouvé ces deux-là au bord du chemin. Ils sont à vous ? » À demi dissimulés derrière chacune de ses jambes, les yeux piteux, Fiston et son cousin nous regardent en appréhendant notre réaction…

Ils n’ont que 4 ans. Pendant que leurs parents discutaient, avec ce faux sentiment de sécurité que procure le groupe, ils en ont profité pour filer à l’anglaise jusqu’à la route de campagne. C’est le printemps, mais il fait encore froid. Ils n’ont pas leurs manteaux. Il reste même de la neige dehors. Près du poêle à bois, je fonds de honte.

Je sais d’expérience — il y a 20 ans que je chronique dans ce journal — que certains lecteurs se feront un plaisir de me reprocher d’avoir été aussi terriblement insouciant (mea culpa).

« Dans mon temps, on surveillait nos enfants, pas notre téléphone et notre nombril ! » Dans votre temps, vous fumiez dans l’auto et les enfants ne portaient pas de ceinture de sécurité…

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

« Je remarque, dans le climat de délation qui s’est insidieusement installé depuis un mois et demi, la rapidité avec laquelle on juge les choix de son prochain, notamment en matière de parentalité », écrit notre chroniqueur Marc Cassivi. 

Je n’ai pas d’excuse à offrir en guise de défense pour mon comportement négligent. Sinon celle-ci : être parent de jeunes enfants n’est pas toujours facile. J’y pense souvent ces jours-ci, alors que je vois des parents d’enfants d’âge scolaire et préscolaire tenter d’apprivoiser un confinement qui s’étire, en gérant tant bien que mal leurs vies familiale et professionnelle. Ils ne travaillent peut-être pas dans les hôpitaux et les CHSLD, mais ils ont toute mon admiration.

Je remarque, dans le climat de délation qui s’est insidieusement installé depuis un mois et demi, la rapidité avec laquelle on juge les choix de son prochain, notamment en matière de parentalité. Les réseaux sociaux sont un terreau fertile pour les jugements à l’emporte-pièce.

Les parents, dans un état permanent de doute quant aux décisions qu’ils prennent dans l’intérêt de leurs enfants, sont des cibles de choix. Je les vois craindre d’être jugés s’ils décident d’envoyer leurs enfants à l’école ou, au contraire, s’ils préfèrent les garder à la maison. À preuve, ce fréquent « Ne me jugez pas », servi en avertissement au début des publications Facebook.

On est sensible au jugement des autres parents et on est prompt soi-même à les juger. On aurait tort de le nier. Je suis, de mon côté, bien heureux que le gouvernement ait décidé du sort des élèves du secondaire. Voilà un dilemme de moins à trancher.

Parfois, le jugement se fait passer pour un conseil. Pour chasser le doute, pour justifier nos décisions, pour nous défaire d’un sentiment de culpabilité, nous aimons penser qu’en matière d’éducation, notre méthode est la meilleure. Aussi, tentons-nous de nous convaincre que nos enfants, sans être parfaits (tant s’en faut !), sont mieux élevés que ceux de lointains et hypothétiques voisins, dont nous ne savons rien.

Pourquoi les autres parents ne font-ils pas comme nous ? C’est déstabilisant, c’est confrontant, ça peut même devenir une source de stress. Surtout pour les fameux « parents parfaits » ou leur corollaire, les « parents indignes », qui s’enorgueillissent d’être à contre-courant pour mieux afficher leur supériorité.

On l’a dit et répété : cette pandémie exacerbe les traits de personnalité. Parce qu’on est plus à pic, parce qu’on a la mèche courte, parce qu’on est confinés. Les anxieux sont plus verbeux, les complotistes sont plus paranos, les xénophobes sont plus ouvertement racistes. Et les parents sont moins patients.

On les comprend (les parents excédés, pas les xénophobes). Je n’ai jamais été moins patient que lorsque mes enfants étaient en bas âge. Le niveau de décibels constant, la capacité à ne rien vouloir entendre, les crises de pleurs, les danses du « bacon », le corps qui se transforme en chiffon au moment de mettre l’habit de neige ou qui, au contraire, se raidit lorsqu’on doit boucler la ceinture de la poussette.

On s’imagine de nature imperturbable, zen, relaxe. Rien ne semble trop nous déstabiliser ni nous affecter. Un bloc de sang-froid taillé dans la glace. Puis un jour, en route vers une destination vacances à plusieurs heures de voiture, alors que les enfants demandent « Est-ce qu’on est bientôt arrivés ? » depuis la traversée du pont Jacques-Cartier, le plus grand décide de taquiner le plus petit. Parce qu’il s’ennuie. Pour le simple plaisir de lui faire perdre toute contenance et de voir son visage s’empourprer de colère. C’est alors que notre proverbiale zénitude fiche le camp.

La parentalité est un test à la fois d’amour et d’extrême patience. L’amour d’un enfant a beau être inconditionnel, il nous repousse parfois dans nos derniers retranchements. A fortiori en période de confinement, on peut sentir monter en soi une exaspération d’une telle force qu’elle nous surprend nous-mêmes. L’école ou le service de garde, dans les circonstances, peut apparaître comme une bouée de sauvetage pour l’équilibre psychologique familial. Surtout lorsque cet équilibre est fragile.

« L’avenir est toujours plus fort que le présent. C’est bien lui, en effet, qui nous jugera. Et certainement sans aucune compétence. » Celle-là n’est ni de moi ni du Dr Arruda, mais de Milan Kundera. Ce sera aux parents de décider s’ils envoient ou pas leurs enfants à l’école, dans les prochaines semaines. Pour toutes sortes de raisons qui leur appartiennent. Qui sommes-nous pour les juger ?