Fiston ne sait pas ce qu’il sera plus tard – ingénieur, informaticien, concepteur de jeux vidéo ? –, mais je sais ce qu’il n’est pas aujourd’hui : un agent de contamination. « Les gens sortent dans les rues ? », s’est-il étonné mercredi soir. Il n’était pas sorti depuis le jeudi précédent, lorsqu’il est rentré de l’école sans ses souliers. Il n’est pas sorti depuis (il a des bottes). Et ce n’est pas moi qui vais le lui reprocher.

Je n’ai pas besoin de lui rappeler les règles du bon confinement. Il n’y a pas de chanteur ou d’influenceur, populaire auprès des ados, qui a besoin de lui expliquer « Propage l’info, pas le virus ». Il a pris, au pied de la lettre, la consigne « Restez chez vous ». Disons qu’il est rompu à l’exercice. L’isolement social, il connaît. Il en est le Maître Jedi. Il est Luke Skywalker sur son île rocheuse dans l’épisode VII de La guerre des étoiles. Avant que Rey vienne le déranger…

« Moi, je fais mon effort ! », dit-il, ironique, du haut de ses presque 14 ans. Il pourrait donner des cours sur l’art de faire sa part. Dans l’absolu, il contribue plus que quiconque à ralentir la pandémie. En revanche, pour lui, ce n’est pas un effort. Depuis plus d’une semaine, il se terre au sous-sol avec sa « matrice », une console de jeux vidéo dont j’ignore la marque. Il monte pour manger, lorsque j’insiste assez. Et pour se laver, lorsque je l’ordonne comme le Dr Arruda.

Et pourtant, paradoxalement, personne dans la maisonnée n’a davantage de contacts sociaux. Je l’entends pousser des « oh ! » et des « ah ! » à longueur de journée. « Attention, il y a quelqu’un derrière toi ! », dit-il à un ami réel du « monde extérieur », dans le monde virtuel. Qu’on se le tienne pour dit : il n’y a pas un virus qui l’empêchera de jouer à Fortnite cette année.

J’ai bon espoir de l’attirer un jour, sinon dans la rue, au moins dans la cour (en coupant le WiFi en prétextant des problèmes de surcharge de bande passante ?). Il n’est pas pressé de sortir, et je ne le presse pas davantage. En confinement familial, ce n’est pas le temps de jouer au « père parfait », mais plutôt de tester sa capacité au laisser-aller. Non, pendant ce temps, il n’étudie ni la géographie ni les mathématiques. Étant donné l’état actuel de la planète, je ne crois pas que ce soit bien grave. Il reste à la maison, et pour moi, c’est l’essentiel. Commençons par aplatir la courbe. Ensuite, on calculera l’aire sous la courbe.

Sa coupe de cheveux est comme lui, en congé. Sa tignasse est hors de contrôle, un croisement entre le style capillaire du Robert Smith des années 80 et du Michael Jackson des années 70. Je n’ose plus aller chez son barbier (dont le décor n’a pas changé depuis 40 ans). Mais j’hésite à lui couper moi-même les cheveux. La dernière fois, c’était pour un épisode de poux au primaire. J’avais acheté à la pharmacie une « tondeuse » de coiffeur. Les photos prises dans la foulée seront à jamais une source de fous rires…

De toute manière, comme il ne sort pas, personne ne peut le voir. Ni sa grand-mère qui adore les cheveux longs ni sa grand-mère qui préfère les cheveux courts. Toutes deux sont en confinement volontaire. Ma mère m’a envoyé par courriel, pour la toute première fois, une vidéo comique de chat qui craint le coronavirus. La preuve, s’il en est, que rien ne sera plus comme avant.

PHOTO BRIAN FINKE, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

« Qu’on se le tienne pour dit : il n’y a pas un virus qui l’empêchera de jouer à Fortnite cette année », écrit Marc Cassivi, à propos de son fils.

J’ai fait les courses pour mes parents et mes beaux-parents, ainsi que pour ma sœur, rapatriée jeudi de l’Amérique du Sud, où elle vit. Mes beaux-parents lui ont trouvé un appartement pour la prochaine quinzaine. « Ce n’est pas tout pour moi ! », ai-je dit d’emblée au caissier du supermarché, gêné de lui présenter un si gros panier. J’ai eu le même réflexe lorsque j’ai croisé quelqu’un que je connais au rayon des fruits et légumes.

Premier constat : en temps de crise, les aînés veulent posséder des pommes de terre. Des kilos de pommes de terre ! C’est comme une valeur refuge. Deuxième constat : à force d’être confiné et bombardé d’informations sur la pandémie, un geste aussi banal que faire l’épicerie peut devenir anxiogène. Tous ces gens rassemblés dans un même lieu, qui tâtent et soupèsent la même marchandise…

Je n’avais qu’une seule envie jeudi : sortir au plus vite de ce supermarché. Je n’ai jamais mis autant de temps à faire les courses. J’avais quatre listes à la main, dont celle de mes parents, manuscrite puis photographiée, avant d’être envoyée par courriel.

Pour être franc, j’avais aussi une autre envie. Crier à tous ces gens de 70 ans et plus croisés dans les allées : « Ce n’est pas OK Boomer ! »

Mon plus vieux sort plus que son frère. Ce n’est pas difficile. Il va marcher et courir, mais il reste prudent. Il porte des gants pour la première fois de l’hiver, alors que c’est déjà le printemps. Il s’initie à la cuisine. Il a râpé des carottes pour faire des muffins, il a incorporé des bananes à un pain… Une première. Prochaine étape : plier du linge. Je ne retiens pas mon souffle.

Fiston a tout de même appelé ses grands-parents pour leur offrir son aide : faire leurs courses, leur acheter des médicaments. Ensemble, nous avons fait le tri des emplettes pour chacun des destinataires et nous sommes partis faire la livraison des colis. Des patates et des livres pour mes parents, des patates (mais pas de labneh, je n’en ai pas trouvé) pour mes beaux-parents, et des kilos de pâtes pour ma sœur. Le tout livré sur le balcon avant, sans contact direct.

Fiston était content. Avec quelques-uns de ses amis, il prévoyait à Pâques se retrouver en Europe pour un voyage scolaire qu’il prépare depuis plus d’un an. Il y a investi ses économies, a travaillé tout l’été pour pouvoir se le payer, a demandé que tous ses cadeaux de Noël et d’anniversaire soient des contributions à ce projet qui a bien sûr été officiellement annulé cette semaine. Il n’y pense plus. Il comprend qu’il est privilégié d’avoir pu y rêver (même s’il espère être remboursé). Il comprend le sens du bien commun et de l’expression « first world problems », comme on dit sur les plages de Miami.

En rentrant de notre tournée de livraison de paniers, Fiston a appelé au resto de Jacques, pour commander les meilleurs burgers en ville. En temps de crise, le burger de Jacques est notre valeur refuge. Notre resto de quartier ne fait plus que du « pour emporter » depuis une semaine. Les employés ont pour la plupart été mis à pied. Jacques ne sait pas comment il va traverser la crise si elle perdure, comme bien des commerçants. Les factures continuent de rentrer, mais pas les clients. Comment payer le loyer dans les circonstances ?

En famille, on mesure notre chance. En pensant à des proches qui ont perdu leur emploi ou à des gens qu’on aime qui ont dû se rendre à l’hôpital, ces derniers jours, parce que leur état de santé est précaire. On leur propose notre aide comme on peut. On leur montre notre solidarité. On essaie de rester confiants, la tête froide, même si l’inquiétude et l’incertitude nous gagnent peu à peu. On garde espoir. En se disant que bientôt, si on suit le plan de match, on aura gagné la partie. Et que le score final sera Fortnite 20, COVID-19.