Avant l’arrivée de ce virus qui a fait de nous des cloîtrés, je fuyais de plus en plus les réseaux sociaux. L’impression d’avoir un gros rhume de cerveau. Une sorte d’écœurement profond et probablement irrémédiable, qui couve depuis un bon trois ans.

Abonnée à Facebook et Twitter depuis 2009, à Instagram depuis 2012, et à plein d’autres affaires, je me sentais comme au lendemain d’une grave cuite, après 10 ans de consommation excessive. Inutile de dire qu’avec ce Grand Confinement, je suis retournée rapidement à ma dépendance.

À peu près en même temps que ma résolution aujourd’hui avortée, le journaliste Matthieu Dugal annonçait qu’il faisait le test de se débrancher des médias sociaux pendant un mois. Il a expliqué pourquoi dans ce texte :

> Lisez le texte de Matthieu Dugal

Matthieu Dugal ? L’animateur de Moteur de recherche, coauteur de L’encyclopédie anecdotique du web, celui dont je ne rate pas les publications qui mènent toujours à des articles intéressants ? Bien sûr, Matthieu était conscient de ne pas être le premier à tenter ce genre d’expérience, et il conserve toute sa passion pour les technologies, mais de sa part, j’avais trouvé ça révélateur, et j’en avais discuté avec lui.

« C’est surtout une façon de dire que je n’aime pas la manière dont la technologie s’immisce dans ma vie aujourd’hui, m’avait-il confié. On est dans un système de réseaux sociaux qui est basé sur l’asymétrie informationnelle. On ne connaît absolument rien de la manière dont les algorithmes fonctionnent dans nos vies, alors que le contraire est complètement vrai : ces algorithmes-là nous lisent en permanence et sont capables de prédire nos comportements. Et nous sommes des bibittes assez prévisibles. 

C’est un réveil brutal pour certaines personnes de se rendre compte qu’elles sont à la base beaucoup moins libres et beaucoup plus conditionnées qu’il n’y paraît.

Matthieu Dugal, journaliste

Lui non plus n’aime pas Twitter, que je n’ai jamais vraiment réussi à piffer. Je pense un peu comme Pierre-Yves McSween là-dessus. Est-ce que l’humanité a vraiment besoin de mon tweet « quelle belle entrevue à #TLMEP » le dimanche soir ? Pas vraiment, d’autant que ça peut facilement se transformer en tweetfight quand les trolls s’en mêlent.

« Les réseaux sociaux sont rendus des dépotoirs, m’avait dit Matthieu Dugal. Twitter est une foire d’empoigne. Sérieux, c’est navrant. C’est néfaste. Ce n’est pas juste un désagrément, c’est néfaste dans son essence, ça polarise, c’est en train de mettre en danger bien des fondements de notre démocratie. »

Une catastrophe ?

La multiplication des fausses nouvelles et des théories du complot, ainsi que l’aggravation constante des clivages, tient beaucoup plus à la nature de la bête technologique qu’à la stupidité humaine, c’est mon impression. 

Le meilleur remède pour soigner sa dépendance aux réseaux sociaux est de tenter de comprendre comment ils fonctionnent vraiment. 

En regardant par exemple des documentaires comme Citizenfour, sur Edward Snowden, ou The Great Hack, sur le scandale Cambridge Analytica. En écoutant des lanceurs d’alerte qui nous confirment que nos données personnelles sont devenues le pétrole d’aujourd’hui. Follow the money, toujours.

IMAGE TIRÉE DE L’INTERNET

Facebook – Une catastrophe annoncée, Roger McNamee, Edito, 429 pages

Mais c’est un livre, Facebook – Une catastrophe annoncée, de Roger McNamee, qui m’a happée. Si vous voulez vous faire raconter comment une bande de geeks de la Silicon Valley en Californie nous ont rendus tous accros à nos téléphones intelligents et sont en train de faire déraper nos sociétés juste pour faire du profit, c’est très bien vulgarisé. J’en suis sortie terrifiée. La toune des Eagles, Hotel California, m’est spontanément venue en tête : « We are programmed to receive / You can check out any time you like / But you can never leave »

McNamee est un homme d’affaires un peu excentrique, l’un des premiers investisseurs de Facebook. Aujourd’hui, il combat avec d’autres au sein du Center for Humane Technology, dont la mission est de surveiller les dérives des médias sociaux, pour que le réseau de Zuckerberg, notamment, qui compte plus de deux milliards d’utilisateurs, soit encadré. Son principal défi est le fait que les gouvernements en sont encore à l’âge de pierre dans leur conception du web, tandis que les GAFAM, les géants du numérique, sont déjà dans un avenir qu’ils conçoivent selon leurs propres intérêts.

Le vortex

Avant de rire des conspirationnistes, il faut savoir dans quel vortex ils sont plongés, comme nous tous. « Imaginez un ragoût de capitalisme sauvage, de technologie addictive et de valeurs autoritaires, rehaussé de l’acharnement et de l’orgueil démesuré propres à la Silicon Valley, servi en masse à des milliards d’utilisateurs ne se doutant de rien », écrit McNamee.

Oui, le phénomène est un gros ragoût complexe, qui nous rappelle à quel point nous sommes loin du temps où les théories les plus farfelues restaient dans le journal jaune National Enquirer. Il y a d’abord la dépendance, de plus en plus documentée, à nos outils, qui nous envoient des doses de dopamine au cerveau à chaque like – le like de Facebook a été conçu pour ça. Il y a ensuite le modèle d’affaires de Facebook, dont la majorité des revenus proviennent de la publicité ciblée grâce à la surveillance des habitudes de l’utilisateur.

Enfin, les algorithmes font le reste. Par exemple, vous l’avez remarqué, si vous faites une recherche pour acheter une couette de lit, vous allez tomber ensuite sans cesse sur des publicités de couettes de lit sur Facebook. Ce qui n’est pas très grave, et nous l’acceptons. Mais si vous cherchez, par curiosité, à savoir par vous-même si les vaccins causent l’autisme – l’une des plus vieilles fausses nouvelles, qui refuse de mourir –, les algorithmes vont vous suggérer des liens vers des vidéos et publications sur le sujet. Et si vous cliquez là-dessus, vous n’êtes pas sorti du bois. Mais plusieurs auront l’impression d’entrer dans une communauté. Et comme l’être humain est de nature grégaire, ces liens-là avec ceux qui partagent nos idées sont plus importants que la vérité. Ils deviennent si forts, et nous confortent tellement dans nos biais et notre besoin d’être validés, qu’ils peuvent mener à une radicalisation, peu importe le sujet. J’ai vu des groupes de partage de recettes végétariennes se transformer en champs de bataille quand les recettes véganes sont arrivées. Personne n’y échappe, à ce phénomène dans lequel on s’enfonce comme dans des sables mouvants.

En fait, Roger McNamee nous dit que nous sommes toujours à trois clics d’une théorie du complot.

Mais les conséquences négatives de ce magma sont bien réelles, surtout lorsque des esprits malveillants utilisent les failles de ces outils. McNamee rappelle un cas, en 2016 : « un groupe qui exploitait un outil de programmation afin de recueillir sur la plateforme les données d’utilisateurs manifestant un intérêt pour le mouvement Black Lives Matter, données qu’il vendait par la suite aux services de police ». Les dirigeants de Facebook ont reconnu du bout des lèvres que leur plateforme a pu avoir une responsabilité dans le massacre des Rohingya en Birmanie. Il y a beaucoup de gens dans le réel qui sont victimes de ce qui se passe dans le virtuel.

L’agora

« À un degré remarquable, cette plateforme s’est imposée d’elle-même comme l’agora sur laquelle les pays partagent des idées, se forgent des opinions et débattent de questions fondamentales, loin des urnes, souligne l’auteur. Mais Facebook est plus qu’un simple forum. C’est une intelligence artificielle massive qui influence chacun des aspects de l’activité de l’utilisateur, qu’elle soit politique ou non. Même les plus insignifiantes des décisions prises chez Facebook ont des répercussions sur l’agora que cette entreprise a créée et des conséquences sur chacun des individus qu’elle touche. Ce phénomène est amplifié par le fait que les utilisateurs ne sont pas conscients de l’influence de la plateforme. Si Facebook favorise les campagnes enflammées, c’est la démocratie qui en souffre. »

Pire encore, nous n’avons toujours pas collectivement pris conscience de l’importance de notre vie privée et de la valeur de nos données personnelles, dont la collecte est en train de rapetisser le monde, et de faire la fortune de ces géants. 

Sans oublier que nos données, même si tout ce qu’on fait est de partager des vidéos de chatons, peuvent devenir une arme encore inconnue dans le développement de l’intelligence artificielle.

Ce n’est pas pour rien que les médias sociaux sont gratuits. Ce sont nos données personnelles et nos comportements, offerts volontairement (et aveuglément) sur un plateau d’argent, qui valent de l’or. Nous sommes une ressource naturelle exploitée, finalement.

> Consultez le site du Center for Humane technology (en anglais)