Scène de balcon à Montréal. Une baby-boomer vivant seule croise sur le palier ses voisins, un couple de jeunes septuagénaires.

« C’est la première fois que je sors de la semaine ! dit-elle.

– François Legault va être content. Tu restes à la maison ! ironise son voisin.

– Ben oui, nous autres, les p’tits vieux, on n’a plus le droit de sortir. Juste pour une marche ! », lui répond-elle, le sourire en coin.

Le ton est badin. Celui du bon voisinage. Mais on sent poindre sous le sarcasme un fond d’exaspération. « Nos aînés », comme aime les désigner d’un ton infantilisant le premier ministre François Legault – lui-même un baby-boomer –, en ont assez. D’abord, de cette nouvelle appellation contrôlée à connotation péjorative. Ensuite, d’être devenus une statistique. Un astérisque de la pandémie, qui sous-entend un « oui, mais… ».

Il y a eu x nombres de morts hier, nous annonce le premier ministre Legault quotidiennement, en ajoutant parfois qu’il s’agit, pour l’essentiel, de personnes âgées. Comme si les décès de « nos aînés » comptaient moins que les autres. Une quantité négligeable, destinée à être confinée de toute manière, à plus ou moins brève échéance, dans un CHSLD. Avant d’y mourir.

Alors que l’on parle de plus en plus d’un éventuel déconfinement, notamment pour les jeunes dans les écoles, on menace les « plus de 70 ans » de rester confinés pour encore plusieurs mois. Assignés à résidence pour une durée indéterminée, pendant que le reste de la société reprend peu à peu ses activités. Des prisonniers d’expérience purgeant une peine à quasi-perpétuité, à la recherche du temps perdu.

Est-ce qu’ainsi brimer leurs droits et libertés est discriminatoire ? Sans doute. Cette limite est-elle raisonnable dans une société libre et démocratique ? La question se pose. Je comprends « nos aînés » de se sentir injustement visés. En particulier ceux qui sont en pleine forme, actifs.

Il y a eu des dérapages et des débordements. Une succursale de la SAQ qui a refusé de servir des clients de plus de 70 ans. Même le message envoyé d’emblée par le gouvernement et la Direction de santé publique n’était pas clair. Le « Enweye à la maison ! » de François Legault, à grand renfort d’appels de vedettes populaires, a eu pour effet de stigmatiser les personnes âgées.

On l’a dit et répété, les gens les plus menacés par la COVID-19 sont ceux qui ont une santé précaire. Peu importe leur âge. Or, il se trouve que le taux de diabète, de cancers et de maladies cardiaques, par exemple, est plus élevé chez les gens âgés de plus de 70 ans. Tout le monde est à risque – même les gens en santé, on le répète –, mais il demeure qu’au Québec, 90 % des personnes décédées des suites de la COVID-19 avaient plus de 70 ans (en date du 17 avril, selon les données de l’Institut national de santé publique).

Faut-il reprocher à la Direction de santé publique et au gouvernement Legault de songer à des mesures générales plutôt qu’à des règles relevant du cas par cas ? Peut-on les accuser d’être trop prudents, dans ces circonstances exceptionnelles, et de prendre le moins de risques possible ? Si les autorités avaient décrété, à la mi-mars : « Restez chez vous si vous êtes vulnérables », je doute qu’une majorité de gens de plus de 70 ans auraient été aussi dociles et compréhensifs. Ils occuperaient peut-être aujourd’hui davantage de lits aux soins intensifs.

Se croire à l’abri de la maladie, peu importe son âge, parce qu’on est en bonne santé, est dangereux pour tout le monde. Et c’est ici que j’ose aborder l’aspect le plus délicat de cette chronique (qui me vaudra, je l’anticipe, quelques caisses de tomates pas nécessairement fraîches).

De nombreux baby-boomers ont à peine 70 ans. Ma mère est une infirmière fraîchement retraitée qui adore voyager. Ma belle-mère nage plusieurs fois par semaine, en temps normal. Elles sont de la génération lyrique, de cette jeunesse éternelle dont le passage en masse à l’âge adulte a coïncidé avec la liesse et l’allégresse d’Expo 67.

Leurs parents avaient beau leur sembler « vieux » à 60 ans, aujourd’hui, beaucoup de baby-boomers se sentent jeunes à 70 ans. Ils ne se reconnaissent pas dans l’image d’eux-mêmes qu’on leur renvoie depuis le début de cette crise. Celle de leur propre vieillissement, inéluctable. Elle n’est pas fidèle à leur perception. Elle n’y correspond pas. Certains acceptent mal, en conséquence, qu’on les qualifie d’aînés.

« C’est une prise de conscience, m’avoue ma mère. On vieillissait sans s’en rendre compte, et là, on nous le rappelle tous les jours ! » Ma mère a prétendu pendant des années, à la blague, qu’elle avait 39 ans. Je comprenais mal cette coquetterie avant de passer moi-même le cap des 40 ans. Moi aussi, dans ma tête, j’ai toujours 39 ans. Même si mon corps de 47 ans me rappelle quotidiennement que c’est un mensonge. Je comprends aussi ma mère de ne pas se sentir vieille alors que sa propre mère de 105 ans est encore vivante.

Un « aîné », ce n’est pas seulement quelqu’un qui a 105 ans. Même si « 70 est le nouveau 50 »… Vieillir n’est pas une tare. C’est un état de fait. On est toujours, du reste, le vieux d’un autre. Dans un rapport rendu public mercredi, trois spécialistes du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) estiment que ce serait une excellente idée de limiter l’âge autorisé des travailleurs essentiels à 50 ans, lorsque viendra le moment de déconfiner le Québec.

Cinquante ans ? ! Pousse, mais pousse égal ! comme dirait ma mère. Ça suffit, l’âgisme !