Solidarité avec les travailleurs de la santé, les plus démunis, les personnes âgées, les camionneurs, les voisins... Dans tous les milieux, des initiatives, petites et grandes, naissent pour briser l’isolement et favoriser l’entraide en temps de pandémie. Plus que jamais, les Québécois sont solidaires. Une solidarité que plusieurs espèrent voir durer au-delà de la crise.

Jean-François Archambault est directeur général de La Tablée des chefs, un organisme qu’il a fondé en 2012 pour favoriser l’autonomie alimentaire chez les jeunes, et dont les activités dépassent aujourd’hui les frontières du Canada. À l’aide des surplus qu’il récupère, son organisme prépare et distribue des repas aux plus démunis. Quand cet entrepreneur s’est retrouvé en confinement à la maison avec cinq enfants, il s’est mis sur le téléphone. « De fil en aiguille, en parlant avec des producteurs, des fournisseurs, des banques alimentaires en manque de bénévoles et des restaurateurs au chômage forcé, une idée est née », raconte-t-il en entrevue.

Cette idée, c’est Les cuisines solidaires, un projet fou qui prend forme ce lundi. Dans les prochains jours, Jean-François Archambault et son réseau fabriqueront et achemineront 1,6 million de repas qui seront préparés, entre autres, dans les cuisines des hôtels Fairmount, des Rôtisseries St-Hubert et des cuisines des restaurants du Canadien de Montréal. Ces repas seront ensuite acheminés aux Banques alimentaires du Québec. « On a obtenu la permission du MAPAQ de rouvrir des cuisines, on a mis un réseau de distribution sur pied, tout le monde à qui on a parlé a dit oui. Et comme on récupère la matière première gratuitement, on pourra verser 1 $ par repas aux cuisiniers », raconte avec enthousiasme Jean-François Archambault, qui, au moment de l’entrevue, venait tout juste de recevoir la confirmation d’une livraison de 30 tonnes de choux !

PHOTO FOURNIE PAR JEAN-FRANÇOIS ARCHAMBAULT

Jean-François Archambault, fondateur de La Tablée des chefs

La solidarité est au cœur des actions de cet homme qui prépare l’ouverture, pour l’automne prochain, du Refettorio, une cuisine inspirée d’un projet italien qui s’installera entre les murs de l’église Saint-Georges, au centre-ville de Montréal, pour servir des repas gratuits aux plus démunis. « Au départ, la valeur qui motive la solidarité pour moi, c’est l’empathie, affirme cet entrepreneur social. Dans le contexte de crise actuel, c’est comprendre que certains sont moins chanceux que nous. »

Compter sur son voisin

Des mouvements de solidarité, on en voit naître tous les jours depuis quatre semaines : du voisin qui fait les courses à l’artiste qui offre son art gratuitement dans les réseaux sociaux, tout le monde ou presque met la main à la pâte. « On observe beaucoup de choses, confirme Sylvain A. Lefèvre, professeur au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’UQAM. De l’initiative de quartier à l’international, ce contexte d’urgence génère des solidarités. Tout le monde est affecté. »

Ariane Marchand-Labelle fait partie des gens qui se sont sentis interpellés par la crise. Avec son conjoint, Keena Grégoire, elle a créé la page Facebook « Solidarité au temps du Coronavirus-Plateau-Mont-Royal ». « Il y a souvent l’idée préconçue que seulement des gens riches habitent le Plateau, mais il y a aussi des personnes pauvres, isolées, démunies », note la jeune femme qui travaille dans le milieu communautaire. La page qu’elle a créée, et dont l’objectif est d’offrir des services, compte déjà plus de 2000 abonnés. « Ce n’est pas un club social, on relaie des demandes concrètes, explique-t-elle. Il y a des gens qui ont besoin d’aide pour les courses, une dame qui confectionne de la soupe, des organismes communautaires à la recherche de bénévoles… »

« J’ai été surprise de l’ampleur que ça a prise, poursuit-elle, mais je ne suis pas surprise de la réponse des gens. On ressent tous de l’anxiété, on veut sentir une connexion avec les autres. La situation crée un sentiment de solidarité. Il y a des liens qui se créent qui ne se seraient pas créés autrement. À l’avenir, on saura qu’on peut compter sur nos voisins. »

À quelque 600 kilomètres à l’est du Plateau, Kim Picard et Myriam Ashini ont, elles aussi, créé un lieu de rassemblement virtuel, la page Facebook Solidarité Pessamit.

« Au départ, nous avons réalisé qu’il y avait beaucoup de fausses informations qui circulaient dans la communauté, note Kim Picard, entrepreneure et agente culturelle. Avec Myriam, qui est infirmière, on s’assure que les informations sont exactes. » La page Facebook, qui compte pas loin de 1000 membres, permet de faire circuler l’information au sein de la communauté innue, d’échanger des trucs, de s’entraider. « Les gens ont organisé des collectes de fonds pour des paniers alimentaires, un pow-wow virtuel, une récolte de sapinage pour le dimanche des Rameaux… note Kim Picard. On partage également beaucoup de blagues. Vous savez, on nous appelle les Papinachois, le peuple rieur. L’humour nous a aidés à traverser beaucoup d’épreuves et c’est encore le cas aujourd’hui. »

Tout va changer… demain

La solidarité est avant tout une affaire de cœur pour Madeleine Gauthier, professeure associée à l’INRS et membre de l’Observatoire Jeunes et Société. « Si on prend vraiment conscience de ce qui se passe, on pourra redonner du cœur à la social-démocratie, espère-t-elle. La solidarité a déjà été une valeur importante qui a donné lieu au système de santé gratuit, à l’éducation pour tous. J’ai longtemps eu peur que les jeunes aient tendance à privatiser, mais peut-être que cette crise va changer des choses. J’espère qu’on gardera cette sensibilité aux autres dans nos institutions. »

Pour Sylvain A. Lefèvre, de l’UQAM, cette crise va inévitablement provoquer des changements en profondeur. « La démarche de petits gestes aura ses limites, croit-il. On est au-delà de ça. La période est bien choisie pour discuter d’idées comme le revenu minimum garanti, par exemple. Il va falloir des changements de paradigme, on est dans un modèle qui est à bout de souffle en tous points. Il va falloir revoir les mécanismes de solidarité sociale. »

Même constat chez Annie Roy, directrice et fondatrice de l’ATSA, un organisme artistique à but non lucratif fondé en 1998 avec son mari Pierre Allard, décédé en 2018. Ce couple d’artistes engagés a consacré sa vie à tisser des liens avec les plus vulnérables. « Cette crise montre l’importance de l’écosystème social et de notre interdépendance », souligne-t-elle.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Annie Roy, directrice et fondatrice de l’ATSA

« On voit sur qui on peut compter. On voit aussi l’effet boomerang avec ce qu’on vit en ce moment : ce que tu fais a un effet sur les autres et te revient. »

Pour Annie Roy, il est évident que la solidarité devra dépasser les gestes individuels. « Je n’ai jamais douté de la bienveillance des gens, assure-t-elle. À l’ATSA, chaque fois qu’on fait appel aux bénévoles, les gens répondent. Par contre, je m’interroge sur les grandes entreprises, ces monstres multiétatiques comme les banques, qui posent des gestes au compte-gouttes pour se donner bonne conscience pendant la crise. Ou les Amazon et les Walmart qui continuent à s’enrichir. »

Annie Roy estime, comme d’autres, qu’il est temps de changer de paradigme. « J’aimerais voir des solidarités entre États par rapport aux paradis fiscaux, par exemple. Il y a de l’argent qui dort et qui n’est pas au service de tous. Il faut que ça change ! Et comment se fait-il qu’internet n’est pas gratuit pour tout le monde en temps de pandémie alors que c’est le seul moyen de communication… »

« Je profiterais du moment pour installer des choses pendant qu’on est là-dedans, ajoute-t-elle. Réfléchissons à notre train de vie, réorganisons le filet social, renforçons les solidarités… Il faut le faire avant qu’on retourne tous dans le “chacun pour soi”. »