La « famine temporelle » est l’un des grands maux de notre époque, selon la psychanalyste et psychologue Hélène L’Heuillet, qui nous invite à réhumaniser le temps pour humaniser nos vies. Dans Éloge du retard, l’enseignante à l’Université Paris-Sorbonne nous offre une réflexion philosophique sur le temps : celui qui passe, celui qu’on perd, celui qu’on s’acharne à vouloir contrôler, mais surtout, celui qu’on s’essouffle à vouloir rentabiliser. Dans une société continuellement soumise à l’urgence, dit-elle, le retard n’est pas une tare, mais un moment de décélération salvateur.

Pourquoi avoir choisi d’aborder le temps sous l’angle du retard ?

Plus nous faisons de choses — ce qui est formidable, je ne fais pas l’éloge de la vie vide —, plus nous avons peur d’être en retard. J’ai donc décidé de prendre les choses à rebours en disant « écoutez, c’est inévitable ». Étant donné les exigences toujours plus grandes de faire un maximum de choses, de plus en plus vite, de manière plus rentable et plus performante, ça nous arrive forcément. Au lieu d’en souffrir, essayons de voir le bon côté de la chose, sans en abuser.

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Hélène L’Heuillet, psychanalyste et psychologue

Vous écrivez « le temps appartient au passé. Nous l’avons perdu ». Comment ?

La phrase la plus commune de nos jours est de dire « je n’ai pas le temps ». Je pense qu’il faut prendre ça au pied de la lettre. Notre vie est soumise à des impératifs permanents de rentabilisation du temps. Même dans les périodes de repos ou de vacances, on ne le laisse plus couler. Notre désir de performance est en train de nous faire « perdre notre temps ». Il nous donne une illusion de toute-puissance, une impression qu’on peut plier le temps à notre volonté, alors que c’est lui qui domine et qui nous tient. Plus on veut le rentabiliser, plus il nous échappe.

Dans ce contexte, le retard devient la seule forme de résistance, selon vous. Toute forme de retard est-elle salutaire ?

Certains en abusent. Il y a un rapport hiérarchique au temps. Il y a ceux qui se permettent de faire attendre les autres et ceux qui ne peuvent le faire parce qu’ils sont soumis aux temps de l’autre. Quand on se permet de faire attendre quelqu’un pendant deux heures, c’est une forme de contrôle. Ça, c’est le mauvais retard.

Je pense toutefois qu’on est trop strictes face au temps. Quand quelqu’un est en retard de quelques minutes, déjà la tension monte et la relation aux autres se complique. C’est notre aliénation contemporaine. Mais est-ce si grave ? Tous ces petits « accidents » — un métro en panne, un embouteillage… — nous offrent une pause susceptible de sauver notre journée. On peut aussi choisir de s’offrir cette marge de liberté en saisissant les occasions qui se présentent à nous ou en prenant notre temps, quitte à se mettre en retard.

Vous dites que le retard pousse à l’action. De quelle façon ?

Notre course folle nous fait parfois oublier les choses essentielles pour nous. Le retard force un temps d’arrêt qui permet de réorienter nos actions, quitte à réaliser qu’il ne faut pas se mettre trop en retard sur les choses qui sont réellement importantes pour nous. Prenons l’exemple de l’écologie. On a laissé filer la dégradation de la planète. Plutôt que de dire « attention, il y a urgence », ce qui est toujours le jeu de l’accélération, je crois qu’il vaut mieux se dire qu’on est en retard. Quand on prend du recul, on réalise qu’on peut possiblement trouver les bons interstices pour agir de façon peut-être moins rentable, moins agitée, mais plus efficace. On réfléchit alors à ce que le temps nous permet de faire plutôt que d’essayer de le rattraper à tout prix.

Cette course contre la montre est-elle, selon vous, le symptôme de notre anxiété face au temps qui passe, voire un refus de notre finitude ?

Je crois que oui. Notre époque nous permet de vivre plus vieux, mais on accepte mal de vieillir. On lutte contre une mélancolie qui est pourtant inhérente à notre condition. Nous sommes des êtres temporels. Le temps est ce qui nous fait être et qui nous défait aussi : on naît, on vieillit, on meurt. Au bout du compte, il est toujours victorieux. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille baisser les bras. Au contraire. Le temps d’une vie donne sa valeur à la vie. S’installer dedans, c’est déterminer ce qui nous convient et nous permet de l’habiter vraiment. J’ai le sentiment qu’on perd un peu la valeur de la vie en pensant profiter de chaque instant. Sans tous ces moments de décalage salutaires que sont les retards, la vie n’a non seulement plus de sens, mais de valeur. On perd de vue la raison même de notre course.

Le retard, écrivez-vous, n’est pas l’éloge de la lenteur ou de la patience. N’est-ce pas, pourtant, une variation sur un même thème ?

Ce qui m’intéresse dans le retard, c’est qu’il ne va pas à l’encontre de la grande diversité du temps. Certains sont plus rapides et d’autres, plus lents. On a aussi nos propres variations de tempo. Je ne veux pas juger du fait qu’il est meilleur d’être lent ou rapide. Je pense que notre rapport au temps doit justement être moins normé.

On nous présente le fait de vivre au temps présent comme une solution à l’essoufflement. Est-ce la clé, selon vous ?

Ça suppose de faire abstraction du passé et du futur, mais on ne peut pas se demander l’impossible. On peut, en revanche, tenter de ne pas trop anticiper. Penser continuellement à ce qui vient nous fait perdre de vue le présent et ce qui est essentiel pour soi. Et là, on ne vit plus rien. Ça nous revient autrement, notamment sous forme d’insomnie. Ce temps qu’on n’a pas pris pour soi s’impose autrement. Entre ne pas se demander l’impossible et puis vivre bêtement hors du temps dans l’anticipation, il y a une marge pour vivre le temps un peu plus agréablement et efficacement. Il faut pour cela accepter l’imprévisible.

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Éloge du retard, par Hélène L’Heuillet, Éditions Albin Michel