Vous devriez les voir revoler. Ils ont quoi, 3, 4 ans ? Je les vois avant le cours de judo de mon fils qui, lui, en a déjà 10. La séance d’avant, ce sont les tout-petits. Momo, le prof, de son vrai prénom Mohammed, est impressionnant. Il a cet accent maghrébin complètement délicieux, qui vient de je ne sais pas où exactement, et a surtout une manière de discipliner les enfants qui ferait rougir de jalousie n’importe quel parent.

Tu sais, du tough love ? Cette espèce de manière de leur parler qui est tellement assise dans l’amour et le respect de l’enfant, de l’être qui se développe en face de toi et de l’égalité entre tous, que tu peux leur dire n’importe quoi, et ça passe. Ils obéissent. 

Très franchement, je ne m’obstinerais pas avec Momo. Déjà, il est ceinture noire de judo, mais en plus, il y a quelque chose d’impressionnant à être face à quelqu’un qui maîtrise son art. Et dans son cas, c’est tant le judo que la pédagogie.

Une fois, il y en a un, un gamin, qui a dit un truc de l’ordre de « il est assis comme un clochard ». Je peux vous dire que l’occasion a été saisie au bond pour questionner l’enfant : « Et alors, qu’est-ce qu’ils ont, les clochards ? Ils sont pas bien ? C’est pas bien, être un clochard ? » Moi, sur mon long banc de gymnase, j’étais contente de ne pas être celle qui avait dit ça.

Disons que mon fils, il apprend plus que le judo. On sent qu’il y a la vie et le rapport aux autres qui passent dans l’entonnoir. C’est qu’aux trente-cinq gamins qui foulent le tatami se rajoutent aussi deux, trois enfants qui ont un handicap physique ou mental. Et je peux vous dire qu’à aucun moment ces enfants ne sont traités différemment des autres. Mohammed semble y tenir et même s’y spécialiser — au judo comme à la guerre : no man left behind.

Un matin, j’observais les moustiques, ceux qui passent avant mon fils. Je les voyais revoler sur l’épais tapis bleu. Mohammed leur apprend à tomber. La chute, dans la vie, c’est une leçon utile. Il les prend et les lance. Littéralement. Comme tu lancerais une pâte au plafond pour voir si elle colle. 

Bien sûr, les enfants adorent ça. Quiconque en a côtoyé un seul sait que le premier mot qu’ils apprennent n’est pas « maman » ou « papa », mais « encore ». Il n’y en a pas un qui a peur. On dirait des crêpes.

Je regardais leurs mini pieds et leurs mini mains potelées et, quand des enfants, tu en as élevé, ces bourrelets te restent gravés à jamais dans le cœur. 

Tu ne peux pas regarder la main d’un enfant sans que ça te rappelle celles des tiens. Et c’est ça qui est cruel. C’est ça qui est cruel et en même temps complètement absurde. 

Quand j’ai mis mon premier fils au monde, quand on me l’a tendu tout chaud et tout nu après 14 heures de travail, haletante, à moitié morte comme une vache dans une étable, j’ai attrapé ce paquet gros comme un rôti et là… j’ai découvert l’incommensurabilité de l’amour que l’on ressent pour son enfant.

***

Heu… non. Là, je pense que ça va pas être possible. Non, c’est exagéré un petit peu ça, non ? Vous auriez pas un truc qui est moins profond que le Grand Canyon, par hasard ? Non, parce que, moi, je dois sortir avec ça dans notre monde après – et je ne pense pas qu’il soit tout à fait pensé pour lui — et le protéger.

Ils lui ont mis une tuque. C’était ça, sa protection contre notre monde. Moi et sa tuque. J’ai pleuré. Je pleure encore en vous le racontant et je pleure de penser qu’après 100 000 ans d’amour pour nos enfants (c’est pas scientifique, mon chiffre), on ne vit toujours pas dans un monde meilleur.

Pourquoi on oublie ? Pourquoi on oublie que l’on a été des enfants et que tous les enfants du monde sont les mêmes ? Pourquoi, si tout le monde ressent cet amour, ce grand précipice pour ses enfants (à part quelques détraqués qu’on échappe), pourquoi on ne vit pas dans un monde qui est mieux fait ? Plus sensible ? Pourquoi on fait semblant d’être fort ? Pourquoi on se bat ? Pourquoi on ne s’en occupe pas mieux ?

Pourquoi on ne les met pas au centre de notre vie ? Avec leurs petits besoins simples. Leur petite envie d’être là. Juste là. Avec nous. Ils savent tout, les enfants. Ils savent tous les grands trucs de la vie. Comme être présent. S’arrêter pour glisser avec ses pieds sur une flaque glacée d’une ruelle. Même si la cloche sonne dans deux minutes. Et alors ? Qu’elle sonne, la cloche.

La vie, c’est plus simple que ce que l’on croit. Mais on oublie. On oublie de les regarder comme Momo les regarde. Allez, c’est la relâche. Tout le monde sur le tatami. La vie, c’est maintenant.