Le procès de l’ex-animateur Éric Salvail a débuté lundi à Montréal. Un peu plus de deux ans après la vague #moiaussi, qui a notamment secoué le monde de la télévision, de l’humour et de la danse, le milieu culturel québécois semble avoir fait un examen de conscience. Qu’est-ce qui a changé ?

Plus « alertes »

« Les premiers scandales qui sont sortis chez nous, c’était dans le milieu télévisuel. On n’avait pas besoin de remonter à la troisième génération pour se sentir interpellés par ça », dit d’emblée Louis-Philippe Drolet, principal gestionnaire de KOTV, boîte de production présidée par Louis Morissette. Plus encore, KOTV étant dirigée par trois hommes, ses partenaires et lui ont « ressenti de la honte » et « un besoin de faire une introspection » pour évaluer leurs pratiques et ce qui devait être fait.

PHOTO FOURNIE PAR KOTV

Louis-Philippe Drolet, principal gestionnaire de KOTV

« Ce que ça a changé, c’est que tout le monde est plus alerte », assure Frédéric Dubois, metteur en scène et directeur de la section française de l’École nationale de théâtre (ENT).

« Ça a donné aux gens l’occasion de s’exprimer, de dénoncer, de mettre leurs limites et de mieux converser, dit aussi l’agent d’artistes Martin Béliveau. J’ai vu des cas où, au cours de discussions à huis clos entre réalisateur et interprète, la comédienne disait : “ça je veux, ça non”. » 

Louis-Philippe Drolet précise aussi être plus attentif qu’avant au sentiment de confort exprimé par ses employés et juge que chacun est soucieux de maintenir une atmosphère de travail respectueuse. « Tout le monde tourne sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler », résume-t-il.

Un guichet unique

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Sophie Prégent, présidente de l’Union des artistes (UDA)

La présidente de l’Union des artistes (UDA), Sophie Prégent, a promptement réagi au lendemain de la publication des allégations à l’endroit d’Éric Salvail et de Gilbert Rozon. Le constat qui s’est imposé est que même si les différentes associations culturelles disposaient de processus pour traiter les plaintes et les dénonciations, ils étaient peu utilisés. D’où l’idée de mettre en place un « guichet unique » indépendant, auquel tous les travailleurs culturels — des acteurs aux employés de cantine — pouvaient se référer. En septembre 2018, en collaboration avec Juripop, l’UDA et de nombreuses associations ont lancé L’Aparté, qui offre du soutien et des services juridiques gratuits. Le service répond de toute évidence à un besoin : une centaine de dossiers ont été ouverts en 18 mois.

Nudité encadrée

PHOTO JÉRÔME LAVALLÉE, FOURNIE PAR MARTIN BÉLIVEAU

Martin Béliveau, agent d’artistes

Avant même les affaires qui ont fait grand bruit à l’automne 2017, le tournage de scènes intimes ou à caractère sexuel était déjà bien encadré par l’UDA, assure Sophie Prégent. Ainsi, une fois que la pertinence de la scène est validée, « on a quand même un document qui l’explicite plan par plan, pour s’assurer d’avoir tous les détails. Les réalisateurs ne peuvent pas, en général, changer d’idée sur place », confirme l’agent Martin Béliveau.

La comédienne ou le comédien peut donc refuser de se prêter à une scène qui n’a pas été prévue même si, en pratique, il peut être difficile pour un interprète, en particulier ceux qui ont moins d’expérience, de mettre ses limites, reconnaît Sophie Prégent.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Frédéric Dubois, metteur en scène et directeur de la section française de l’École nationale de théâtre

Frédéric Dubois, de l’École nationale de théâtre, en est conscient. « L’éducation qu’on fait [auprès de nos élèves], c’est de les inciter à poser leurs limites et à entrer en conversation, dit-il. Notre espoir est qu’ils seront assez confiants pour le faire ensuite dans toutes les situations. »

Des coordonnateurs de scènes intimes ?

Les productions américaines sont de plus en plus nombreuses à faire appel à des intimacy coordinators (coordonnateurs d’intimité), dont le rôle est de faire le lien entre producteur, réalisateur, équipe de tournage et interprètes lors de la planification et du tournage de scènes intimes ou sexuelles. HBO a imposé la présence d’un tel intermédiaire dans ses productions dès l’automne 2018, selon plusieurs médias américains.

L’idée fera-t-elle son chemin au Québec ? Louis-Philippe Drolet trouve l’idée « pertinente ». Martin Béliveau n’est pas convaincu que ce soit nécessaire. « Peut-être que je suis naïf, dit-il, mais après ce qui s’est passé, je pense qu’on peut faire confiance aux gens. » Sophie Prégent constate que cette idée ne fait pas l’unanimité dans le milieu. « Si ta relation avec ton réalisateur et tes camarades interprètes n’est pas bonne, tu es probablement content d’avoir une personne qui s’ajoute, admet-elle, mais si ta bulle est bien faite et que tu te sens respectée, je ne suis pas sûre. » L’UDA n’a pas de position officielle sur le sujet, précise sa présidente, et ses membres ne demandent pas la présence de ce genre de professionnel sur les plateaux pour le moment.

Décrypter le harcèlement

IMAGE FOURNIE PAR L’UNION DES ARTISTES

L’UDA, en partenariat avec d’autres organismes culturels, a fait imprimer et distribuer des milliers d’affiches.

Pour mieux expliquer ce qu’est le harcèlement et diriger des victimes potentielles vers les ressources pour y faire face, l’UDA, en partenariat avec d’autres organismes culturels, a fait imprimer et distribuer des milliers d’affiches. Elles doivent en principe être affichées sur les lieux de tournage et dans les salles de répétition. « On ne peut pas les ignorer, elles sont évidentes », assure Sophie Prégent, qui dit en avoir vu sur des plateaux de tournage. 

Il n’a pas été possible de faire le tour des producteurs de télévision et de cinéma pour vérifier s’ils en faisaient usage, mais un coup de sonde réalisé auprès de nombreux théâtres importants indique que l’existence de ces affiches n’est pas connue dans ce secteur. Plusieurs théâtres ont toutefois fait savoir que leur politique sur le harcèlement et leur code de conduite sont affichés dans les espaces fréquentés par les créateurs et les équipes techniques. Avec ce genre d’initiative, le milieu de la culture semble vouloir envoyer un message clair au sujet de toutes les formes de harcèlement : parlez-en, on vous entendra.

Quelques chiffres

107
C’est le nombre de dossiers ouverts par L’Aparté à la suite de demandes provenant de gens œuvrant dans le milieu culturel. Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop, qui chapeaute L’Aparté, évalue qu’environ trois nouveaux dossiers ont été ouverts chaque semaine depuis le début de l’année 2020.

1 cas sur 2
La moitié des dossiers concernent le harcèlement psychologique. L’autre moitié est composée à parts égales de cas d’intimidation ou d’extorsion et de cas de harcèlement, d’inconduite ou d’agression à caractère sexuel.

70 %
C’est la proportion de femmes parmi ceux qui se sont manifestés auprès de L’Aparté. Un peu moins d’une fois sur trois, la victime alléguée est donc un homme.

Quelques citations

Si quelqu’un fait [un commentaire déplacé], on le lui dit. Et ça ne rit plus autour.

Louis-Philippe Drolet, des productions KOTV

Ça va être un peu plus gênant de traverser la ligne et un peu moins gênant de dénoncer.

Sophie Prégent, présidente de l’UDA

Les gens nous appellent souvent pour éviter les recours juridiques. Le milieu culturel est petit. Tout se joue sur la réputation.

Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop

J’ai toujours été clair. Je dis aux étudiants : je vais vous toucher en faisant ma mise en place. Si tu ne veux pas, tu me le dis. La limite, c’est ta limite.

Frédéric Dubois, metteur en scène et directeur artistique de la section française de l’École nationale de théâtre