L’industrie du tatouage a le vent dans les voiles. Pourtant, elle ne fait toujours l’objet d’aucun encadrement. Sensibles aux témoignages de clientes et de collègues ayant vécu de mauvaises expériences, une quinzaine de tatoueuses ont décidé de se réunir pour former le collectif Les Griffes, qui souhaite baliser la profession pour mieux redorer son blason.

Commentaires désobligeants ou sexistes, attouchements, manque d’écoute ou insalubrité. Un groupe de tatoueuses a été interpellé par les histoires confiées par certaines de leurs collègues et clientes, au point de lancer un appel à tous sur Instagram pour mieux faire le point sur la situation au sein de l’industrie.

« À force d’entendre des histoires difficiles, on a décidé d’agir. On a un rapport naturel d’autorité quand on travaille sur des clients. On est au-dessus d’eux, ils sont dans une situation très vulnérable », précise Meagan Blackwood, une des instigatrices du collectif Les Griffes.

Bien qu’il en soit encore à ses balbutiements, le collectif a déjà tenu deux rencontres et a commencé à faire une liste des comportements qui n’ont pas lieu d’être dans un studio de tatouage. « On aimerait établir un code de conduite pour le respect de l’intégrité physique et psychologique des clientes et une liste de drapeaux rouges que ces dernières pourraient garder en tête. Les membres du collectif formeraient ainsi une sorte d’espace sécurisé pour les clients au niveau de leur intégrité physique et morale », indique Quatre, cofondatrice du mouvement.

Parmi les témoignages les plus inquiétants reçus par le collectif, on trouve notamment des situations dans lesquelles des clientes ont ressenti un profond malaise face aux directives de leur tatoueur. 

PHOTO KATYA KONIOUKHOVA, FOURNIE PAR MEAGAN BLACKWOOD

La tatoueuse Meagan Blackwood

« Si tu te fais tatouer le bras, tu n’es pas obligée d’enlever ton chandail ! Tu peux rouler tes manches. Même chose pour le mollet : tu peux très bien garder ton pantalon. J’ai même eu une cliente qui s’est fait demander d’essayer un dessin sur sa poitrine alors qu’elle se faisait tatouer le bras. Elle n’osait pas parler, de peur que le tatoueur ne finisse pas son tatouage au bras en chantier. » — La tatoueuse Meagan Blackwood

La tatoueuse affirme que certains artistes franchissent la ligne rouge en proposant même à leurs clientes de payer leur tatouage en nature.

« C’est courant ! Les émissions de télé américaines sur l’industrie du tatouage ont beaucoup contribué à cette mouvance de tatoueurs superstars qui se croient tout permis. Avant, c’était plus le motard dans le fond de sa shop ! C’est un peu malsain, je trouve que certains clients voient les tatouages comme des œuvres d’art d’une célébrité à collectionner à tout prix sur leur corps », confie Meagan.

Dans un tout autre registre, certains tatoueurs vont également faire des commentaires déplacés sur le physique de leurs clients, dénigrer leur choix de tatouage en pleine séance ou ne pas respecter la taille désirée du dessin demandé.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Lorsqu'une personne se fait tatouer le bras, elle n’est pas obligée d’enlever son chandail ! rappelle une tatoueuse d'expérience. La personne n'a qu'à rouler ses manches.

« Quelque chose qui revient souvent : un tatoueur qui va dire à sa cliente, en pleine séance, que le tatouage qu’il est en train de faire est tellement laid ! Tu te fais dire que tes choix sont terribles alors que tu es sur la table. C’est violent émotionnellement », lance Quatre.

« Beaucoup de femmes de couleur se font aussi refuser des tatouages. Les tatoueurs disent que leur dessin va mal sortir sur leur peau, qu’il n’y aura pas assez de contraste, qu’ils ne verront pas bien ce qu’ils font. C’est faux. J’ai aussi déjà eu des clientes qui se sont fait refuser un tatouage sur la cuisse, car elles avaient de trop grosses cuisses ! », ajoute la tatoueuse du collectif.

Tatoueuse au Studio 1974, Amanda Blodøks a elle-même été victime de harcèlement de la part de collègues ou de patrons. « Être une femme dans l’industrie du tatouage n’est pas facile. Mais c’est de moins en moins sexiste, car beaucoup de femmes travaillent désormais dans l’industrie. C’était une pratique de bikers, illégale jusqu’à récemment dans l’histoire de New York, par exemple [de 1961 à 1997]. Dans des emplois mal encadrés comme ça, c’est normal qu’il y ait des dérives », estime la jeune femme.

Une industrie en manque d’encadrement

Poubelles qui débordent, problèmes d’hygiène : dans certains studios de tatouage, il y a un manque flagrant de salubrité. Et aucune réglementation n’est en place pour encadrer cette pratique.

« Sur Instagram, je vois des gens travailler chez eux, qui tatouent avec un seul gant ! », s’exclame l’artiste Amanda Blodøks.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

La tatoueuse Amanda Blodøks 

« Hépatite C, streptocoque : les infections sont similaires à celles que tu peux attraper dans un hôpital. J’ai déjà travaillé avec des tatoueurs qui laissaient leurs poubelles déborder ou ne nettoyaient jamais leur table. » — La tatoueuse Amanda Blodøks

La tatoueuse recommande de faire appel aux services d’établissements qui utilisent du matériel jetable ou des autoclaves pour bien stériliser leurs instruments en métal afin d’éviter des problèmes de contamination croisée. « Il faut également utiliser un spray désinfectant comme ceux qu’on retrouve à l’hôpital pour décontaminer les surfaces touchées », indique-t-elle.

De nombreuses provinces canadiennes encadrent les activités de tatouage, mais ce n’est pas le cas au Québec.

En Ontario, par exemple, les studios doivent se conformer aux normes établies par la direction de la santé publique du ministère de la Santé. Elles visent d’abord la prévention des infections, mais comprennent aussi des indications quant à l’obtention du consentement. En Alberta, des normes sont en vigueur depuis plus de 10 ans concernant notamment le consentement, les mesures d’asepsie et de prévention des infections et la tenue des dossiers.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

L'équipement doit être bien stérilisé afin d’éviter des problèmes de contamination croisée.

Alors que le tatouage implique l’utilisation d’aiguilles qui vont pénétrer dans la peau, aucune norme d’asepsie et d’hygiène ne doit être respectée au Québec, et il n’existe pas non plus de règles quant à l’obtention d’un consentement éclairé. 

En 2016, le Collège des médecins du Québec a rédigé un rapport au sujet de la médecine esthétique dans lequel il aborde la question du tatouage. Sa position est sans équivoque : « Le groupe de travail recommande que le ministère de la Santé et des Services sociaux développe des normes d’asepsie, d’hygiène, de désinfection et de stérilisation à l’intention des boutiques de tatouage et autres lieux offrant des services esthétiques de nature effractive, et qu’il s’assure du respect des normes établies. »

Contacté par La Presse, le ministère de la Santé et des Services sociaux n’est pas du même avis. « L’analyse des données disponibles a permis de constater qu’il n’existe aucun cas rapporté de transmission d’infection VIH ou hépatite C lié à ces pratiques lorsqu’elles sont faites dans un commerce/salon. De plus, il semble que les commerces qui offrent ce type de service suivent les procédures nécessaires pour protéger la santé de la population », a indiqué le Ministère à La Presse, par courriel, précisant également que selon les études qu’il a consultées, le risque d’infection en lien avec le tatouage et le perçage est surtout lié à des pratiques artisanales ou amateurs qui échapperaient de toute façon à un encadrement par une réglementation. « Certaines études montrent même que l’encadrement du tatouage et du perçage a pour effet de renforcer ces pratiques parallèles », ajoute le Ministère.

Selon le docteur Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins, l’industrie aurait avantage à avoir un minimum de règles. « Dans un tel contexte, les recours du public sont quasi inexistants, lance le Dr Robert. Il faudrait au moins imposer des règles sanitaires, de prévention hygiénique comme dans la restauration, par exemple. Par l’intermédiaire d’un permis, on pourrait avoir un certain contrôle. » Pour le Dr Robert, le plus gros problème au sein de l’industrie se trouve actuellement dans l’absence d’encadrement du détatouage.

Cinq drapeaux rouges à garder en tête

Vous pourriez vous retrouver dans une situation anormale si…

1. Votre tatoueur ne respecte pas les règles de salubrité. Si son environnement de travail est malpropre, qu’il ne déballe pas ses aiguilles devant vous afin de s’assurer qu’elles sont bien stériles, qu’il porte des gants quand il touche à la fois la zone du tatouage et la station de travail.

2. Votre tatoueur insiste pour vous tatouer quelque chose que vous ne voulez pas. Il peut vous proposer des emplacements qui vont mieux guérir ou qui vont, selon lui, mieux vieillir en termes de grandeur, mais il ne devrait pas insister. Il peut toujours refuser de vous tatouer, tout comme vous pouvez refuser ses services.

3. Votre tatoueur est incapable de vous offrir une fourchette de prix afin que vous puissiez prévoir votre budget. Il faut toutefois comprendre que si la personne tatouée demande à faire beaucoup de pauses, l’artiste a aussi le droit d’être payé en conséquence.

4. Votre tatoueur ne s’assure pas régulièrement, pendant la séance, que vous êtes à l’aise. Dans le cas de tatouages dans des zones qui demandent de se dénuder (torse, sternum, estomac, seins, pectoraux, fesses, dos, etc.), votre tatoueur devrait être en mesure de vous proposer des façons de vous rendre plus à l’aise (un paravent ou des autocollants pour les mamelons, par exemple).

5. Votre tatoueur vous fait des avances, sexualise votre corps, dénigre votre corps, refuse de vous tatouer à cause de la couleur de votre peau ou à cause de votre poids, ridiculise votre idée, communique avec vous au sujet de choses qui ne sont pas liées à votre tatouage ou à votre guérison, etc. Tous les corps sont tatouables.