Les nouvelles technologies et le manque de relève contribuent à la disparition graduelle de certains métiers autrefois essentiels. Chaque semaine durant l’été, La Presse rencontre des gens qui exercent encore de vieilles professions.

À peine la porte de l’ancienne cuisine d’été se referme-t-elle derrière nous qu’on a l’impression de faire un saut dans le temps. Dans l’annexe de la pittoresque maison ancestrale, partout, il y a des horloges. De toutes tailles. De différentes époques. De plusieurs continents. La quiétude de l’horlogerie située au bord de la rivière Richelieu est doucement animée d’un tic-tac omniprésent. Puis arrive 11 h. Et le chant des marteaux frappant sur les cloches résonne de pièce en pièce.

« Ici, ça sonne tout le temps !, intervient Victor Lavallée-Pelletier, qui est entré dans l’horlogerie de son père Daniel Pelletier il y a un an et demi.

“Par contre, ça ne sonne jamais à la même heure, enchaîne le père en riant. Les horloges sont en réparation ! Alors, elles prennent de l’avance, du retard ! Ça sonne un peu n’importe quand, surtout entre moins cinq et et cinq.”

Dans l’horlogerie de Saint-Marc-sur-Richelieu, père et fils fabriquent des horloges, mais surtout, ils en restaurent. Le bureau par-ci, l’espace boutique par-là, l’atelier de ce côté. Le patriarche anime la visite avec la passion du premier jour.

“En principe, ici, c’était la boutique”, dit-il en pointant une section dominée par des horloges de parquet étiquetées et sérigraphiées “Pelletier Horloger & Cie”.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Daniel Pelletier travaille autant sur les minuscules vis d’une montre de poche ancienne que sur les immenses aiguilles du cadran de la tour de l’Horloge de Montréal.

“Mais l’atelier déborde. À l’automne, on fait un deuxième étage. On manque de place et j’ai beaucoup de projets !”

Voilà 39 ans que M. Pelletier scrute les mécanismes à la loupe, les analyse, les répare, les règle, les ajuste, et en apprend sur les indicateurs de temps de toutes sortes. L’homme de métier travaille autant sur les minuscules vis d’une montre de poche ancienne que sur les immenses aiguilles du cadran de la tour de l’Horloge de Montréal, dont il assure l’entretien depuis un quart de siècle.

“Celle-là est en fer forgé”, présente le passionné d’histoire en sortant un artefact d’une boîte. “Elle a juste une aiguille qui donne l’heure. Elle date facilement du XVIIe. Je n’en ai jamais réparé d’aussi vieilles.”

De père en fils

L’endroit est encombré, mais pas bordélique. Habitué de disposer de tout l’espace pour lui seul, Daniel a été forcé de s’acclimater à partager son repaire adjacent à la maison familiale.

“On est complètement différents, lance Victor. Mon père a vraiment sa façon de faire, il ne parle pas pantoute quand il travaille. Et il a toujours eu tout l’espace pour lui [rires].” Il pointe les tables de travail de l’atelier : “Mon père, il a le syndrome de l’horloger. Sa table est toujours pleine et il travaille dans un tout petit carré ! Mais il fait des miracles.”

Intervenant en résidence pour personnes avec un traumatisme crânien durant cinq ans, le jeune homme de 29 ans a suivi les traces de son paternel sur le tard. “Je suis quelqu’un de patient, de minutieux, de perfectionniste et ça me prenait un métier où je pouvais aller au bout des choses.”

Voilà des qualités essentielles au métier qu’il exerce aujourd’hui. L’un de ceux qui restent nécessaires, malgré la présence de tous les appareils électroniques.

“Non, tu n’as pas besoin d’une montre pour savoir l’heure, mais si quelqu’un a une horloge qui appartenait à son grand-père, à son arrière-grand-père, le petit-fils risque de vouloir la faire réparer comme du monde. Le métier va peut-être changer, mais il y aura toujours une demande pour le type de travail qu’on fait”, croit la recrue.

Redonner vie à la maison

Son père et lui ont plusieurs projets sur la planche à dessin, notamment celui de développer le créneau des horloges d’édifice, qui les enchante tous les deux. Mais à voir le nombre de cadrans à réparer et de coucous à ressusciter dans l’atelier, on devine qu’il manque d’heures aux journées des Pelletier.

“M. Tremblay # 400. Problème sonnerie aux quarts d’heure. Carillon lent au 7tour”, peut-on lire sur un papier collé à l’une des pièces en attente.

Les délais actuels sont de six mois. Non pas nécessairement qu’il manque d’horlogers en province, mais la réputation de Pelletier Horloger & Cie met les gens en confiance.

“C’est souvent des trésors familiaux, rappelle Daniel. Ce n’est pas rare, après avoir réparé une horloge, qu’on reçoive un mot du client. J’en ai eu un récemment qui a dit : ‘Vous avez redonné vie à la maison !’”

L’ampleur du travail que représente la restauration d’une horloge ancienne reste méconnue du public. Les Pelletier invitent ainsi les clients à venir à l’atelier avec leur horloge brisée pour leur expliquer en long et en large la tâche à accomplir. Les mécanismes sont entièrement démontés et chacune des pièces est inspectée et contrôlée.

“Quelqu’un qui m’apporte une horloge, pour lui c’est un boîtier avec deux aiguilles. Il n’a pas conscience de ce qu’il y a derrière le cadran”, dit Daniel, qui consacre souvent plusieurs jours à la réparation d’une seule horloge. Une fois la restauration faite, la vérification dure plusieurs semaines.

“Il faut voir si l’horloge tient bien le temps, explique-t-il en toute logique. Quand tu viens de poser ta dernière vis, l’horloge n’est pas prête à partir. Je la garde trois, quatre semaines. Des fois, il faut que tu fasses une petite correction. S’il y a un problème, des fois, c’est un ensemble, alors tu remontes tout ton mécanisme, tu fais des dizaines d’ajustements…”

On n’a pas de pièces de rechange. Il faut souvent les fabriquer nous-mêmes.

Victor Lavallée-Pelletier

“Et ce n’est pas rare que tu doives la faire deux fois, ta pièce, complète Daniel. Juste un coup de lime de trop, et ça ne fonctionne pas.”

L’horloger d’expérience retourne vers son banc de travail au milieu d’une pièce entièrement fenêtrée — “Comme les horlogeries de la Suisse, pour le plus de lumière naturelle possible” —, soulève une cloche de verre et attrape un délicat mécanisme en guise d’exemple.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Les morceaux de cette pendulette ne se trouvent pas sur le marché. Il faut les fabriquer.

“Regardez le nombre de morceaux de cette pendulette. Je ne peux acheter aucune de ces pièces-là sur le marché. Si un ressort est brisé, je dois le fabriquer.”

De fierté et d’orgueuil

Plus encore, les horlogers se font une fierté de faire des réparations à l’esthétisme irréprochable. Pas question de laisser un coup de lime apparent ou une bavure de soudure.

“Même si le client ne le voit pas, admet Victor. Un horloger va peut-être rejouer dedans dans une couple d’années, alors c’est une question d’orgueil et de fierté. Tu veux qu’il dise : ‘Ah ! c’est une belle réparation ! Vous avez fait affaire avec quelqu’un qui savait ce qu’il faisait.’”

Il est d’ailleurs arrivé à Daniel Pelletier de tenir en ses mains une horloge qui avait été jadis réparée par Cyrille Duquet, célèbre horloger de la ville de Québec à la fin du XIXe siècle et inventeur du combiné téléphonique.

“Il avait inscrit son nom dans la cloche. ‘C. Duquet’ ! Je n’en revenais pas ! Tu sais que c’est lui qui a installé l’horloge au parlement aussi ?”, ajoute le fervent d’histoire.

L’horloger a tellement d’anecdotes, de connaissances dans son domaine et de savoir sur l’histoire de la mesure du temps qu’il pourrait écrire un livre. Au fait, il y a déjà pensé.

“J’ai des boîtes remplies de documents. Mais avec mes projets de développer mes propres mécanismes d’horlogerie [en collaboration avec un collègue suisse], celui de faire davantage d’horloges d’édifices — on vient d’avoir une autre demande pour faire celle de l’hôtel de ville de Longue-Pointe-de-Mingan —, je me demande bien quand je ferais ça !”

Les projets de retraite, eux, sont loin devant. Mais, après 39 ans de labeur à l’atelier et une relève familiale motivée, n’est-ce pas le temps de vous amuser un peu, M. Pelletier ?

“Oui… ouais, ouais. Un peu plus. Mais comme on disait tantôt, c’est le temps qui me manque !”

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Père et fils fabriquent des horloges, mais surtout, ils en restaurent.

La profession en trois questions

Depuis quand ?

Daniel : Daniel pratique le métier d’horloger depuis 1980. À l’époque, une formation était donnée à Montréal et c’est à cette école qu’il a appris les rudiments du métier. Après un passage obligé en bijouterie en attendant de se faire connaître, il s’est établi à son compte neuf ans plus tard. Il est installé à Saint-Marc-sur-Richelieu depuis 30 ans.

Victor : Victor travaille aux côtés de son père depuis un an et demi. Il a fait une formation professionnelle à l’École nationale de l’horlogerie, à Trois-Rivières, désormais le seul endroit au Canada où il est possible d’apprendre le métier.

Comment a-t-il commencé ?

Daniel : “C’est d’abord mon amour pour les antiquités. Et l’élément déclencheur, ç’a été ma mère, qui travaillait dans une bijouterie. Elle m’avait dit d’aller voir l’horloger travailler. J’étais au secondaire, je cherchais un peu quoi faire. Je ne voulais pas faire de grandes études. Mais finalement, avec tout ce que j’ai pu lire sur le sujet, j’ai sûrement étudié pas mal plus !”

Victor : “J’ai besoin d’avoir accompli quelque chose à la fin de ma journée. Et l’horlogerie, ça venait chercher ce côté-là. Même si je n’ai pas la passion historique pour l’horlogerie que mon père a, tout le travail me correspond parfaitement.”

Si c’était à refaire ?

Daniel : “Oh oui ! Oui, oui, je le referais. Mais ce n’est pas facile. C’est toujours du trouble qu’on nous amène. Et des fois, c’est difficile à résoudre. C’est aussi un métier plutôt solitaire. Mais ce côté-là a changé avec le temps. J’ai développé des liens avec d’autres horlogers. On s’est mis à échanger entre nous. Et en plus, là, je suis avec Victor.”

Question non pertinente pour Victor...