La chef Anne-Sophie Pic dirige un restaurant unique en France, l'un des 26 qui a obtenu (ou maintenu) trois étoiles du guide Michelin en 2008, une codification rigide et sérieuse dans un pays où la cuisine, les chefs, le métier, les produits de la terre, sont pris au sérieux. C'est aussi le seul restaurant de ce niveau dirigé par une femme.

La dernière à avoir remporté cet honneur, le plus important d'Europe faut-il ajouter, fut Marguerite Bise, de l'Auberge du père Bise, à Talloires en Savoie, et c'était en 1951! Du reste, depuis que le guide existe, soit 1900, seulement quatre femmes ont obtenu cette haute distinction culinaire en France.

 

Anne-Sophie Pic, un modèle vous dites?

Pourtant, ne cherchez pas la chef à la télé, sur un blogue, ou sur les tablettes des librairies. Elle n'aime pas beaucoup la télé, n'a publié que deux livres: une petite plaquette sur l'artichaut en 10 recettes et un plus volumineux paru en 2004, qui révèle à travers des recettes complexes mais d'apparence simple, les qualités primordiales du restaurant Pic de Valence: fraîcheur, saisonnalité, garde-manger fait de produits méditerranéens et d'épices orientales. Car son métier, c'est celui de cuisinière et en ce sens, elle fait montre d'une remarquable humilité. Considérant ce qu'elle a réussi à accomplir, maintenir l'héritage de l'une des grandes maisons de gastronomie française, le parcours est d'ores et déjà absolument remarquable.

Fille de Jacques Pic et petite-fille d'André Pic qui fonda le resto en 1936 à la même adresse, Anne-Sophie Pic a choisi de se consacrer à la cuisine, «dans les traces de son père» comme elle le dit souvent. Soulignons toutefois, pour la petite histoire, qu'elle est aussi l'arrière-petite-fille d'une autre Sophie Pic, laquelle catapulta la dynastie avec un petit café de campagne en Ardèche, pas trop loin de ce qui était autrefois la grande autoroute du soleil, qui menait les gens du nord vers les plages de la Méditerranée en traversant toute la France. Anne-Sophie Pic fait donc partie de ces grandes familles de restaurateurs français qui ont commencé à essaimer dès le milieu du XIXe siècle, à l'instar des Madame Blanc et autres Troisgros.

Comment se traduit aujourd'hui cette filiation? Denise Cornellier, traiteuse bien connue à Montréal, est allée manger chez Pic l'été dernier. Cette semaine, à l'occasion des Entretiens Jacques-Cartier, elle a préparé un repas autour des idées de la cuisine de Mme Pic, repas auquel a assisté cette dernière. Selon Mme Cornellier, sa cuisine se caractérise par une grande féminité - usage de gélatine transparente, délicatement parfumée, assaisonnements souvent aigres-doux - marquée par des épices, mais avec la main ultralégère, et une technique époustouflante. En fait, ajoute-t-elle, « la précision était presque à 300%, il n'y avait aucun faux pas. C'est ça un restaurant trois étoiles!»

Quand on lui demande de parler de sa cuisine, Anne-Sophie Pic sourit timidement, et évoque la chasse automnale, les jardins de Provence, les herbes et les végétaux méridionaux - aubergines, ail rose, châtaignes et pistaches -, ce qui ne l'empêche pas non plus de travailler des produits plus rustiques comme les navets dont elle a fait une tarte fine autour d'une aile de pigeon en croûte de noix.

Elle a aussi interprété l'un des plats les plus célèbres de la cuisine française moderne, le loup au caviar de son papa, en «éliminant un peu de crème, en allégeant et en modernisant la présentation». Il est toujours à la carte du restaurant comme une icône de la famille et par extension, de l'héritage de cette cuisine française classique qui a subi tant de convulsions dans les dernières décennies. En ce sens, Mme Pic se réclame de ce patrimoine même si elle intègre des éléments surprenants comme l'anis étoilé et le gingembre, le parmigiano-reggiano et le rhum antillais.

Au-delà de sa signature originale, la chef avoue aussi aimer le chocolat à la folie et elle essaie constamment de renouveler le genre. Recherche, réflexion, essai-erreur, tout est là au fond.

Dans son restaurant, Mme Pic met tout en oeuvre pour faire plaisir aux convives, leur laisser une impression forte et surtout durable. En ce sens, nous ne devrions pas être étonnés que son restaurant soit l'un des meilleurs en France, et donc au monde, et imprime chez tous ceux qui y sont allés (et je m'inclus dans ce groupe privilégié, j'avoue) un souvenir impérissable.

C'est aussi ça la gastronomie, une question de mémoire. Anne-Sophie Pic c'est donc toute la Méditerranée d'hier et d'aujourd'hui dans une même assiette. Étonnant tout de même de la part d'une femme qui dit choisir une «tartine au chocolat» comme plat préféré!