L’espace est bien souvent un luxe, surtout lorsqu’on habite une grande ville. Mais certains passionnés n’hésitent pas à sacrifier une partie de leur aire habitable pour ménager une place à leur activité, même si celle-ci a tendance à empiéter sur leur lieu de vie. Instrument de musique volumineux, atelier d’artiste envahissant, machine artisanale encombrante… trois particuliers nous parlent de ces petits moments de bonheur gagnés en dépit de quelques mètres cubes perdus.
Une passion, deux métiers
Thérèse Goulet a deux métiers. Étonnant pour une retraitée, non ? Précisons : elle possède deux métiers à tisser, le premier étant un cadeau pour ses 60 ans, le second ayant été récupéré dans une grange.
De très belles machines de bois, mais si imposantes (45 po de large et 5 pi de hauteur, soit 1,14 m sur 1,52 m) qu’elles impliquent des choix, notamment celui de leur consacrer une pièce entière. Aussi, alors que Mme Goulet aurait très bien pu les installer dans le sous-sol de sa demeure du Vieux-Québec, elle a préféré opter pour la suppression d’un petit salon du rez-de-chaussée, qui était auparavant la chambre de l’un de ses fils. Une idée qu’elle a jugée… lumineuse. « J’ai choisi de consacrer cette pièce au tissage, parce que ça prend beaucoup d’éclairage. Je ne voulais pas les descendre au sous-sol, car c’est agréable de tisser au soleil, avec la belle lumière qui entre par les deux fenêtres », justifie celle qui consacre souvent plusieurs heures par jour à travailler sur les métiers, pour confectionner du linge de table ou à vaisselle.
Pas de regrets pour cette passionnée des arts manuels, qui dispose également d’un atelier de vitrail chez elle ; en revanche, il arrive que les invités aient gentiment leur mot à redire sur le duo de métiers qui a délogé le petit salon cosy. « C’est plus mes amis qui aimeraient avoir le salon en haut. Après un repas, on reste assis dans la salle à manger et on se dit parfois que ça serait plus confortable d’être au salon sur l’étage. Des fois, j’y pense, j’aimerais pouvoir lire avec la belle lumière dans cette pièce, mais mettre les métiers en bas, ça serait ennuyant », tranche celle qui a tout de même convaincu une amie de l’accompagner dans ses activités de tissage.
En plein milieu, un piano à queue
Durant près de deux ans, Jean-Sébastien Lavoie a partagé son loft avec un colocataire pas si discret : un piano quart de queue Behr Brothers datant de 1913.
Ce designer graphique et illustrateur aux multiples talents nourrit un éventail de passions, dont celle de la composition musicale sur claviers. Pour les besoins de l’enregistrement d’un album solo, il tenait mordicus à obtenir un son acoustique très caractéristique. Après avoir sondé le marché de l’occasion, il est tombé sur cet instrument centenaire capable de lui fournir le timbre recherché, puis a ménagé une place pour ses larges épaules au sein de son habitation montréalaise, quitte à expulser quelques meubles pour ce faire. « Pendant un temps, j’avais encore un sofa en trop et un piano droit, qui sonnait très mal, alors le piano à queue était placé de façon ridicule au bout de la table de cuisine. Après m’être débarrassé de quelques meubles, j’ai pu le placer dans un coin, mais pour l’enregistrement, le piano était carrément au milieu de la pièce pour favoriser le son », raconte-t-il. Qui plus est, le matériel nécessaire à la prise de son gravitant autour de l’instrument amplifiait l’effet d’encombrement.
« Ça a quand même pris pas mal de place dans l’appartement. Mais j’étais très content, et l’expérience d’enregistrement directement à la maison a été très intéressante », indique-t-il. De cette cohabitation de plusieurs mois est finalement né, en août 2018, l’album Hippocampe signé sous le pseudonyme Papier Panier Piano.
Par la suite, Jean-Sébastien Lavoie a continué à pianoter sur le Behr Brothers, jusqu’à ce qu’un déménagement se profile. Malheureusement, la nouvelle habitation n’aurait pas été capable d’accueillir un si volumineux colocataire. « Ayant terminé le projet pour lequel je l’avais acheté, j’avais l’impression qu’une aventure s’achevait », s’est résigné l’artiste, ayant finalement revendu l’instrument à une jeune professeure de musique qui rêvait d’avoir un piano à queue chez elle.
Dormir parmi les (é)toiles
Ce n’est pas Vince Beauchemin qui a aménagé une place pour son atelier. C’est plutôt l’atelier qui a bien voulu céder une petite place à l’artiste peintre et illustrateur.
Dans les logements montréalais qu’il a occupés au fil des années, de la chambre au salon, son matériel a toujours donné le ton : toiles, chevalets, rouleaux, cadres, stocks d’encre et de peinture, et on en passe. « Quand je déménageais, il y avait plus de boîtes d’atelier que de boîtes personnelles », remarque-t-il, dressant le portrait (sa spécialité) d’un ancien trois et demie, victime totale de sa ruée vers l’art, où toutes les pièces habitables étaient submergées de peintures et croquis : la chambre avait été mutée en atelier et le salon faisait office d’entrepôt pour les œuvres produites. « Je montais le lit sur le mur pour avoir de l’espace pour peindre. En général, je dormais dans le salon, entre les tableaux. Pas besoin de préciser qu’il n’y avait pas de place pour un téléviseur », évoque l’artiste.
Un déménagement plus tard, la cannibalisation se reproduit, cette fois dans un quatre et demie pris d’assaut par les pinceaux et les toiles de personnages anonymes qu’il dessine : le salon double s’est rapidement converti en atelier, et la chambre à coucher, épargnée en premier lieu, finit par lâcher du terrain et faire office de demi-entrepôt. Seule pièce épargnée : la petite chambre de sa fille.
Ce n’est que lorsqu’il a emménagé avec sa conjointe qu’un hiatus s’est créé : « J’ai loué un atelier externe au début, car c’était trop petit pour jumeler une vie “normale” avec l’atelier. Ensuite, on s’est trouvé un endroit plus grand et j’ai rapatrié l’atelier à la maison ». Aujourd’hui installé à L’Assomption, Vince Beauchemin est finalement parvenu à circonscrire sa passion dévorante à son sous-sol. « J’aime mieux travailler seul, j’ai toujours préféré avoir mon espace à moi, être dans “mes choses” », conclut-il.