Alors qu’on s’apprête à célébrer le 80anniversaire du jour J, certains lieux emblématiques de l’évènement sont appelés à disparaître. Faut-il intervenir ou laisser faire ?

(Caen) Le 6 juin 1944, 200 rangers américains ont gravi presque à mains nues la falaise du Hoc, afin de prendre d’assaut une position allemande. Cet acte de bravoure a été plusieurs fois raconté dans les documentaires sur le Débarquement de Normandie.

Mais aujourd’hui, c’est une autre bataille qui se joue sur ce site historique. D’ici 20 ans, peut-être 50, la pointe du Hoc sera probablement tombée dans la mer, emportant avec elle ce qu’il reste du bunker nazi, conquis de haute lutte il y a 80 ans.

Il était prévisible qu’un jour ou l’autre, les éléments auraient raison de ces lieux emblématiques. L’érosion des falaises et le recul des plages sont des phénomènes naturels, causés par la conjonction des fortes tempêtes, de la houle et des marées hautes. Mais les observateurs n’avaient pas prévu que ce processus serait exacerbé – et donc accéléré – par les changements climatiques.

Or, selon des estimations scientifiques, la mer devrait s’élever de près d’un mètre d’ici la fin du siècle, avec répercussion directe sur les plages du Débarquement.

Le sens de l’Histoire

La pointe du Hoc n’est pas le seul lieu menacé par l’érosion, sur les 80 kilomètres de littoral conquis par les troupes alliées lors de la fameuse opération Overlord. Selon l’inventaire des vestiges de la Seconde Guerre mondiale établi par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), 91 vestiges du jour J seraient actuellement « à risque », certains étant plus emblématiques que d’autres.

PHOTO LOU BENOIST, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le musée de Utah Beach, à droite, pourrait être dans l’eau d’ici les 10 ou 20 prochaines années.

C’est le cas de la batterie de Longues-sur-Mer, située en bord de falaise et immortalisée dans le film Le jour le plus long. Celle-ci est aujourd’hui si proche du précipice que son accès est partiellement interdit aux visiteurs.

C’est aussi le cas des derniers caissons du port artificiel d’Arromanches, qui se démembre un peu plus chaque année à cause de l’érosion. Certains estiment son espérance de vie à une cinquantaine d’années.

Quant au musée de Utah Beach, situé directement sur la plage du même nom, il pourrait être dans l’eau d’ici les 10 ou 20 prochaines années, si les prévisions sont justes.

« C’est le sens de l’Histoire et le défi des dérèglements climatiques, résume Régis Leymarie, du Conservatoire du littoral, propriétaire de nombreux sites du Débarquement, dont la batterie de Longues-sur-Mer. Les sites historiques des Alliés ne sont déjà plus ce qu’ils sont. Dans 20 ou 30 ans, ils le seront encore moins… »

Émotion et inquiétudes

Ce dossier sensible intéresse les scientifiques depuis le début des années 2000. Mais les médias n’ont relayé le sujet que récemment, provoquant un certain émoi chez les élus locaux et dans la population.

Il y a une peur de la perte des traces historiques. Les Français ont du mal à admettre que ces sites évoluent, parce qu’ils y ont projeté beaucoup d’émotion.

Régis Leymarie, du Conservatoire du littoral

PHOTO LOU BENOIST, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des caissons du port artificiel d’Arromanches, qui ont servi au Débarquement de Normandie, résistent à la mer depuis maintenant 80 ans.

Cette inquiétude est aussi présente dans le secteur touristique régional, qui repose largement sur la mémoire du jour J. Les lieux du Débarquement auront-ils le même attrait si leurs symboles disparaissent ? Mathilde Lelandais, directrice adjointe des communications à Tourisme Cœur-de-Nacre, reconnaît que la question « préoccupe les acteurs de l’industrie », même si ce n’est pas encore un sujet prioritaire. « Déjà, on ne sait pas comment on devra réagir quand il n’y aura plus les vétérans », confie-t-elle.

Le secteur du tourisme est actuellement « sur une ligne de crête », ajoute de son côté Nathalie Worthington, directrice du centre Juno Beach, seul musée consacré aux soldats canadiens du Débarquement. Mais selon elle, la « prise de conscience » n’est pas encore totale, parce qu’il n’y a « pas encore eu la grosse catastrophe ».

Intervenir ou laisser faire ?

Tous, cependant, n’ont pas les mêmes idées sur la façon d’affronter le problème.

Certains défendent le maintien à tout prix de ces lieux symboliques. C’est le cas du musée de Utah Beach, où la plage est régulièrement rechargée de sable afin de ralentir la montée des eaux. Mais cette parade, coûteuse, ne sera plus autorisée après 2028 et l’établissement devra probablement revoir sa stratégie.

D’autres prônent plutôt pour la « délocalisation », lorsque cela est possible.

PHOTO OLIVIER MORIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un bunker partiellement submergé à Juno Beach

Après avoir tenté de stabiliser la pointe du Hoc avec du béton en 2011, l’American Battle Monuments Commission (ABMC), gestionnaire du site, s’est ainsi résolue à déplacer le monument des Rangers qui avait été érigé au-dessus du blockhaus en bord de falaise. Le monument sera déménagé 360 mètres plus loin, « entre le printemps 2025 et l’automne 2026 », pour des raisons de « sécurité, de sauvegarde et d’accessibilité », confirme l’ABMC.

Au Conservatoire du littoral, on estime en revanche qu’il vaut mieux lâcher prise et laisser la nature faire son œuvre.

L’organisme préfère ainsi « accompagner » le processus et accepter la disparition progressive de ces lieux, plutôt que de livrer une bataille perdue d’avance. « Ce sont des sites où le souffle de l’histoire est passé, concède Régis Leymarie. Mais depuis 80 ans, la nature a repris ses droits. On est sur un phénomène inéluctable, qui ne s’arrêtera pas », dit-il.

L’expert s’attend ainsi à voir la batterie de Longues dans la mer d’ici une cinquantaine d’années, avec toute l’ironie que cela suppose. « Le Troisième Reich avait l’ambition de durer mille ans. Les traces qu’il a laissées sont aujourd’hui dans l’eau. Cela nous rend à notre juste réalité humaine. »

À noter que les plages du jour J pourraient finalement être inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO. Après un moratoire de cinq ans, l’institution onusienne semble en effet avoir changé d’avis à propos des sites de guerre récents. Mais ce classement, essentiellement symbolique, n’aura sans doute pas d’incidence sur la préservation des sites.