(Paris) Une odeur putride s’est installée petit à petit ces derniers jours à Paris. Légère, mais bien réelle.

Les sacs à ordures ménagères s’accumulent depuis le 7 mars sur les trottoirs ; il faut apprendre à y slalomer. Devant les immeubles, déchets en main, les habitants tentent de trouver une petite place pour leurs emballages, leurs restes de nourriture, tout ce qu’ils ne peuvent plus stocker chez eux.

« Je suis en train de casser tous les cartons qu’on a accumulés, mais je sais que je ne pourrai pas tous les mettre dans la rue, il n’y a pas de place ! », déplore Amélie, commerçante du 12arrondissement.

Les Parisiens apprennent à apprécier le travail essentiel des éboueurs. Comme beaucoup d’autres, les 2500 hommes et femmes qui vident leurs poubelles se sont mis en grève. Et quelque 10 000 tonnes de déchets les attendent sur le trottoir.

PHOTO JULIEN DE ROSA, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un manifestant pousse une poubelle dans un amas de déchets incendiés à Paris.

Pour eux comme pour 68 % des Français (selon le dernier sondage en date), pas question de laisser passer la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron et son gouvernement. « Coude à coude avec l’ensemble des travailleurs en lutte, tous secteurs professionnels, nous mettrons à genoux ceux qui veulent nous faire mourir au travail », assure le syndicat majoritaire de la profession (CGT FTDNEEA).

« Le fait que les éboueurs se mettent en grève, ça permet de toucher l’ensemble des Parisiens, y compris ceux qui voient rarement les effets de la mobilisation en plein cœur de la capitale, estime Léo, un jeune Parisien. C’est une bonne chose qu’il y ait une manifestation du mécontentement, qui n’avait pas pu avoir lieu pendant la campagne présidentielle. Ça montre que les gens s’inquiètent de cette réforme. »

10 000 tonnes de déchets à ciel ouvert

Mesure phare du programme de campagne d’Emmanuel Macron, la réforme des retraites cristallise toutes les tensions en France ces dernières semaines. Si ce texte compte 20 articles prévoyant de revoir le financement des pensions, c’est l’article 7 qui a dopé l’indignation des travailleurs, celui-ci repoussant de deux ans – de 62 à 64 ans – le départ autorisé à la retraite et l’allongement de la durée de cotisation. Les métiers difficiles et précaires sont les premiers perdants annoncés de cette réforme.

La grève des éboueurs, plus que toutes les autres, a mis en exergue les profondes divisions qui existent entre les Français. La mairesse de Paris, Anne Hidalgo, et son équipe de gauche soutiennent la lutte contre la réforme. « [Les éboueurs] étaient là en mars 2020 quand vous étiez enfermés ! Ils sont là aujourd’hui pour permettre aux marchés alimentaires de continuer à se tenir ! Alors merci aux agents, merci à la mobilisation, bravo pour ce qu’ils font pour eux et pour les autres », a tenu à souligner Colombe Brossel, adjointe à la maire de Paris chargée de la propreté de l’espace public, du tri, de la réduction des déchets, du recyclage et du réemploi lors du dernier Conseil de Paris.

Sur un des marchés les plus connus de Paris, celui d’Aligre (12arrondissement), un maraîcher reconnaît : « Nous, on a de grosses bennes pour nos déchets, ce n’est pas un problème. Mais c’est vrai qu’autour du marché, c’est l’enfer. Hier, ils sont venus ramasser un peu, ça a laissé des traînées… »

Des poubelles comme barricades

Après avoir pourtant essuyé un refus d’Anne Hidalgo – « la situation […] est entièrement imputable à la volonté du gouvernement de légiférer pour reculer l’âge de la retraite » –, le préfet de Paris a décidé de réquisitionner certains agents pour nettoyer les trottoirs. Quelques camions-bennes, incapables de résorber à eux seuls l’étendue de la situation, sillonnent les rues.

Mais les usines de traitement des déchets, elles, sont toujours bloquées et inaccessibles.

Vendredi, la première ministre Élisabeth Borne a usé de son arme ultime : l’article 49.3 de la Constitution, qui permet au gouvernement de faire adopter un projet de loi sans le faire voter par l’Assemblée nationale, pour ne pas risquer son rejet.

PHOTO GONZALO FUENTES, REUTERS

Des manifestants sont rassemblés sur la place de la Concorde, sur la rive opposée au palais Bourbon.

Il n’en fallait pas plus pour attiser de nouveau la colère des Français opposés à cette réforme. Sur la place de la Concorde, en face du siège de l’Assemblée nationale, une manifestation improvisée a eu lieu dans la foulée du discours, le 17 mars. Des poubelles enflammées ont servi de barricade : Paris avait un petit air de révolution.

Ailleurs en France, les rassemblements se multiplient aussi.

Car tout n’est pas perdu.

Les députés peuvent encore voter une motion de censure contre le gouvernement. Si 287 des 577 députés s’unissent, le gouvernement devra démissionner. Le vote crucial aura lieu lundi.

En attendant, la préfecture de Paris a interdit tout rassemblement sur la place de la Concorde et sur l’avenue des Champs-Élysées pour éviter les heurts pendant le week-end.

Samedi 18 mars, les manifestants parisiens ont donc dû trouver un autre point de ralliement. C’est place d’Italie (13arrondissement) à 18 h que le rendez-vous a été donné. L’occasion de remobiliser la population avant une semaine qui s’annonce faite de rassemblements quotidiens.

L’intersyndicale appelle à une manifestation massive le jeudi 23 mars. Une perspective qui n’enchante pas Bastien, vendeur de fruits et légumes près de la place de la Bastille (4arrondissement). « On ne peut pas se permettre de fermer pour faire grève. Chaque fois qu’il y a une manifestation, on perd la moitié de notre chiffre d’affaires », confie-t-il.

Le préavis de grève des éboueurs parisiens est lui aussi toujours d’actualité. Dans les usines de traitement des déchets, la stratégie a changé. Plus de blocage, mais des barrages filtrants. Seuls 80 camions-bennes y entreront chaque jour, contre 400 en temps normal.

Une délicieuse semaine s’annonce donc encore pour les rats de la capitale française. Ils se délecteront de sacs qui, les manifestants le savent désormais, partent aisément en fumée.