(New York) De grâce, cessez d’amplifier les messages de Donald Trump, de répéter chacune de ses outrances et, surtout, de faire son jeu en diffusant ses discours en direct à la télévision !

Ces prières, mises en garde ou remontrances adressées aux médias appartiennent en bonne partie au passé. Ces temps-ci, c’est tout le contraire qui est conseillé ou réclamé aux médias par divers experts de la politique ou du journalisme, de même que par des élus ou stratèges démocrates.

Leur thèse est la même : il faut parler (plus) de Donald Trump, afin que les électeurs comprennent (mieux) les enjeux de l’élection présidentielle de 2024.

Dans un article publié le 1er octobre dernier1, le politicologue et auteur américain Brian Klaas a contribué à ce revirement en appelant les médias à combattre la « banalité de la folie ». La formule fait référence à la tendance des journalistes ou de leurs employeurs à ignorer, par lassitude ou indifférence, ce que Klaas appelle la « folie routinière » de Donald Trump.

Il donne en exemple un discours prononcé par l’ancien président le 29 septembre dernier, à l’occasion du congrès du Parti républicain de Californie, à Anaheim. Ce jour-là, après s’être moqué de Paul Pelosi, le mari octogénaire de l’ancienne présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, qui a failli être assassiné à coups de marteau par un complotiste forcené, Donald Trump a proposé de s’attaquer au problème des pillages et des vols à l’étalage en abattant les suspects à vue.

« C’est très simple : si vous volez un magasin, vous pouvez vous attendre à être abattu à la sortie de ce magasin. Abattu ! »

Les 1500 républicains présents dans l’auditoire, qui venaient de rire de Paul Pelosi, se sont mis à scander : « Trump ! Trump ! Trump ! »

« Banalisation de la folie »

Comme le note Brian Klaas, le New York Times n’a pas publié une seule ligne le lendemain sur la promesse de Trump d’exécuter des voleurs à l’étage. Selon Paul Farhi, critique des médias du Washington Post, le Times a fini par évoquer cet engagement quatre jours plus tard, à la page 14 de son édition papier. Le Washington Post, le Wall Street Journal et NPR, entre autres, n’en ont pas parlé.

Si Joe Biden appelait à exécuter les voleurs à l’étalage, pensez-vous qu’il y aurait un gros titre dans le New York Times ? Nous connaissons tous la réponse.

Brian Klaas, politicologue, dans son article

Quelques jours plus tôt, Donald Trump avait accusé sur Truth Social le général Mark Milley de « trahison » et suggéré qu’il méritait d’être exécuté pour avoir tenté de rassurer les Chinois après l’assaut du 6 janvier 2021 contre le Capitole. La réaction des médias ? L’équivalent d’un haussement d’épaules.

« C’est ce que j’appelle la banalisation de la folie – et cela fausse la façon dont les Américains pensent la politique dans l’ère Trump et post-Trump », a écrit Klaas.

Autre exemple frappant du phénomène : lors d’un discours au New Hampshire pour célébrer une fête patriotique – Veterans Day –, le 11 novembre dernier, Donald Trump a promis « d’éradiquer les communistes, les marxistes, les fascistes et les voyous de la gauche radicale qui vivent comme de la vermine dans notre pays ».

PHOTO JOSEPH PREZIOSO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Donald Trump, le 11 novembre dernier au New Hampshire

En prenant connaissance de cette déclaration, certains journalistes ont réagi sur-le-champ. « Il s’agit d’un discours nazi pur et dur, comme il n’en a jamais fait auparavant », a écrit le lendemain Michael Tomasky, rédacteur en chef du magazine The New Republic.

Annoncer que le véritable ennemi est national, puis parler de cet ennemi en tant que [vermine], c’est le fascisme 101.

Michael Tomasky, dans The New Republic

Or, selon Media Matters, groupe de surveillance des médias, aucune grande chaîne de télévision américaine n’a mentionné ce discours le lendemain dans ses bulletins d’information ou ses émissions d’affaires publiques, sauf NBC. L’animatrice de l’émission Meet the Press Kristen Welker a demandé à la présidente du Comité national républicain, Ronna McDaniel, ce qu’elle pensait de ce genre de rhétorique. Mme McDaniel a refusé de commenter. Et Kristen Welker a passé à un autre sujet.

Rhétorique extrême

Le politicologue de l’Université du Kansas Donald Haider-Markel, qui s’intéresse à l’extrémisme américain, estime que « l’on voit déjà les conséquences de la sous-estimation et de la normalisation » des discours de Donald Trump. Dans plusieurs sondages sur l’élection présidentielle de 2024, « Trump est à égalité ou en avance sur Biden, même avec sa rhétorique de plus en plus extrême », a-t-il confié au magazine en ligne Salon.

L’avenir de la démocratie étant en jeu, un sérieux coup de barre s’impose, selon Margaret Sullivan, ancienne médiatrice du New York Times. Dans un article publié récemment par The Guardian, cette dernière recommande notamment aux médias américains de « publier plus de reportages – beaucoup plus – sur ce que Trump ferait après l’élection ».

Le Washington Post et le New York Times semblent avoir reçu le message. Le Post a publié récemment un reportage fouillé sur la façon dont Donald Trump entend instrumentaliser le ministère de la Justice et l’armée pour se venger de ses critiques et imposer sa loi s’il retourne à la Maison-Blanche. Et le Times a enchaîné en dévoilant en détail les plans du candidat présidentiel pour expulser des millions d’immigrés clandestins par année et interdire l’entrée aux États-Unis de ressortissants musulmans.

Même les démocrates en veulent plus. À la Chambre des représentants, 38 élus du parti de Joe Biden ont signé une lettre réclamant la retransmission en direct à la télévision des procès fédéraux de Donald Trump. L’ironie veut que ce dernier ait formulé la même demande, étant persuadé qu’il ne recevrait jamais trop d’attention.

1. Lisez l’article de Brian Klaas « The Case for Amplifying Trump’s Insanity » (en anglais) 2. Lisez l’article de Margaret Sullivan dans The Guardian (en anglais)