Les signaux lancés par Robert Card constituaient un cas d’école. Il entendait des voix. Il a dit à son entourage qu’il prévoyait commettre des actes de violence. Et son comportement avait nettement changé au cours des mois qui ont précédé la fusillade qu’il a perpétrée la semaine dernière.

Sa famille, ses supérieurs dans l’armée et la police locale le savaient. Pourtant, personne ne l’a arrêté.

Le fait qu’il a tué 18 personnes avec un fusil semi-automatique à Lewiston, dans le Maine, témoigne que les lacunes dans les soins de santé mentale, la faiblesse des lois et la réticence à menacer les libertés individuelles peuvent faire dérailler même les tentatives concertées de lutte contre la violence dans un pays inondé d’armes à feu.

« Souvent, on se demande comment mettre les gens sur l’écran radar », explique Jillian Peterson, directrice exécutive du Violence Project, qui étudie les auteurs de fusillades de masse. « Or, dans ce cas, il était sur l’écran radar de beaucoup de systèmes différents, et pourtant, personne n’est parvenu à obtenir qu’on intervienne auprès de lui. »

Les dossiers de la police, où figurent les récits de membres de sa famille et de collègues de l’unité de réserve de l’armée – l’un d’eux a envoyé un texto angoissé à son supérieur six semaines avant la fusillade –, montrent que les amis et les parents de M. Card s’inquiétaient de plus en plus de son état de santé mentale.

Mais même s’ils ont communiqué entre eux et avec les forces de l’ordre, même si on l’a abordé de front et hospitalisé et qu’un adjoint du shérif est venu frapper à sa porte, aucune de ces démarches n’a suffi.

J. Reid Meloy, psychologue judiciaire et consultant du FBI pour la prévention des fusillades de masse, est d’avis que M. Card a reçu « un traitement de fortune » alors que son état était très grave.

« Lorsqu’il y a plusieurs autorités compétentes et qu’elles travaillent en vase clos, le risque d’échec augmente », dit-il.

Interventions de la famille

Après la fusillade, la fratrie de Card a raconté à la police que leur frère avait eu une relation avec une femme rencontrée lors d’un concours de jeu de poches au Schemengees Bar & Grille – le bar qu’il a ensuite attaqué – et qu’il avait perdu la tête en février après une « mauvaise rupture », selon des déclarations sous serment publiées mardi par la police de l’État du Maine.

PHOTO HILARY SWIFT, THE NEW YORK TIMES

Policiers devant le Schemengees Bar & Grille, un des deux endroits où Robert Card a ouvert le feu le soir du 25 octobre

La sœur de Card, Nicole Herling, a affirmé qu’on avait prescrit des médicaments à son frère, mais qu’il avait cessé de les prendre, selon la déclaration sous serment déposée par la police.

Il croyait à tort que plusieurs entreprises de la région, dont les deux qu’il a attaquées, affirmaient en ligne qu’il était un pédophile, a-t-elle dit.

Ryan Card a expliqué à un policier qu’il avait essayé d’aider son frère, mais qu’on « n’arrivait pas à le raisonner », selon la déclaration sous serment.

La première déclaration publique de membres de la famille informant les forces de l’ordre de leurs inquiétudes remonte au mois de mai, lorsque le fils adolescent et l’ex-femme de Robert Card ont signalé qu’il était devenu paranoïaque et colérique, et qu’il avait récupéré de 10 à 15 armes à feu dans la maison de son frère.

Un adjoint du shérif du comté de Sagadahoc, Chad Carleton, a entamé un processus d’intervention ad hoc, échangeant des informations avec le commandement de la réserve militaire, qui a indiqué être au fait de ses problèmes, mais pas de leur gravité, et avec son frère, qui avait vu Robert Card boire beaucoup, se mettre en colère et se lancer dans des « tirades où il menaçait de tirer sur quelqu’un ».

Malgré ces menaces, Carleton a dit à Ryan Card de le contacter plus tard s’il pensait que son frère représentait un danger pour lui-même ou pour autrui, laissant entendre que le service prendrait alors des mesures.

La fratrie de Card lui a plutôt rendu visite. Il a ouvert la porte avec une arme à la main, mais a accepté de consulter un médecin pour sa paranoïa et les voix qu’il entendait, selon le rapport de Carleton.

Ni les proches de M. Card ni M. Carleton n’ont répondu aux demandes d’entrevues. Le shérif Joel Merry, du comté de Sagadahoc, a déclaré dans un communiqué qu’il pensait que son service avait « agi de manière appropriée et suivi les procédures », mais qu’il évaluerait ses politiques afin d’y apporter des améliorations.

La gouverneure du Maine, Janet Mills, a annoncé mercredi la création d’une commission indépendante chargée d’examiner « les faits relatifs à ce qui s’est passé lors de cette nuit tragique, aux mois qui l’ont précédée et à la réaction de la police à cet égard ».

PHOTO ANDREW CULLEN, THE NEW YORK TIME

La Croix-Rouge s’est installée dans le stationnement du salon de quilles où sept personnes sont mortes sous les balles tirées par Robert Card pour offrir de l’aide à la communauté ébranlée, le 30 octobre.

Altercations avec des soldats

En mai, la réserve de l’armée avait l’intention de « s’asseoir avec Robert dans un avenir proche et de voir si on pouvait l’amener à s’ouvrir sur ce qui s’était passé », selon le rapport de l’adjoint du shérif. Interrogé à ce sujet, un porte-parole a dit que l’armée continuait d’enquêter sur les états de service de M. Card.

En juillet, M. Card a de nouveau attiré l’attention des autorités lorsqu’il a participé à un entraînement annuel à Camp Smith, dans l’État de New York, avec son unité de réserve de l’armée. C’est là que, selon la police, il a accusé trois soldats de l’avoir traité de pédophile, a bousculé l’un d’eux et s’est enfermé dans sa chambre.

Il a été emmené dans un centre de traitement médical de l’Académie militaire américaine de West Point, puis dans un hôpital psychiatrique civil dans l’État de New York, appelé Four Winds, où il est resté 14 jours.

Le personnel médical de la réserve a tenté à plusieurs reprises de contacter M. Card au cours des mois suivants, selon un communiqué de l’armée.

Le bureau du shérif local a été informé de l’hospitalisation de M. Card après un autre incident violent survenu en septembre, mais n’a apparemment pas cherché à lui retirer ses armes.

À ce moment-là, les signes avant-coureurs n’auraient pu être plus clairs.

Au cours d’un trajet en voiture à la mi-septembre, Card a frappé un autre soldat et a menacé de « tirer » sur le centre de réserve de l’armée à Saco, dans le Maine, et dans d’autres endroits. Selon une copie des messages obtenue par le New York Times, le soldat a envoyé un texto à un officier supérieur à 2 h du matin, l’avertissant de changer le code d’accès à l’entrée de l’unité sur leur base et d’être armé au cas où Card s’approcherait.

« Je crois qu’il est dérangé dans sa tête », a écrit le soldat, identifié comme le sergent-chef Hodgson, précisant qu’il aimait Card « à mort », mais ajoutant « Je ne sais pas comment l’aider et il refuse de chercher de l’aide ou de continuer de recevoir de l’aide. »

« Je crois qu’il va craquer et commettre une tuerie de masse », a-t-il écrit.

Une copie du texto a été incluse dans une lettre que Kelvin Mote, sergent-chef dans la réserve et caporal au département de police d’Ellsworth dans le Maine, a envoyée au bureau du shérif à la mi-septembre, détaillant les incidents survenus lors de la formation annuelle, l’hospitalisation et le trajet en voiture.

Lorsque le bureau du shérif a reçu le rapport de l’armée à la mi-septembre, le sergent Aaron Skolfield s’est rendu sur place pour vérifier comment se portait Card, mais il ne l’a pas trouvé.

Au lieu de cela, Skolfield a collaboré avec le frère de Robert Card, Ryan, qui a assuré que son père et lui avaient trouvé un moyen de mettre les armes de Card en lieu sûr.

Mais cela ne s’est jamais produit. Ryan Card a dit que son frère l’avait autorisé à modifier le code de son coffre-fort pour « un certain temps » il y a quelques mois, selon une déclaration sous serment de la police. Mais Robert Card, selon cette déclaration, avait toujours accès à ses armes à feu avant les fusillades.

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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