On sait que la restauration est un métier difficile. On entend la détresse d’un milieu en manque criant de main-d’œuvre et encore touché par les restrictions liées à la COVID-19. Mais tant qu’on ne l’a pas vécu, les exigences de la cuisine et de la salle à manger demeurent abstraites, d’autant plus que les meilleurs du milieu font tout pour que la clientèle ne se rende compte de rien. Pour comprendre ce qui se passe en coulisses, notre journaliste Ève Dumas a travaillé au restaurant Denise.

Vendredi, 17 h 30, un père — qui est aussi un fils, puisque ce sont les 73 ans de sa mère qu’il vient souligner au Denise — attend les autres invités avec son adolescent, en sirotant une bière. Le ciel est incertain. Pleuvra-t-il ou non ? En scrutant les nuages à partir du cadre de porte, on prend les paris sur laquelle des deux applications météo dit vrai. S’il pleut, c’est foutu pour la terrasse et les places à l’intérieur sont réservées toute la soirée.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Il n’y a que cinq petites tables pour asseoir quatre personnes sur la terrasse qui longe le Denise.

Il finit par tomber quelques gouttes, mais pas assez pour faire peur aux amis et parents de la fêtée, qui débarquent à environ 20 sur la minuscule plateforme longeant le restaurant à l’angle de l’avenue Beaumont et de la rue Hutchison. Assis, debout, changeant de table comme bon leur semble, les convives n’ont que faire de la COVID-19 et des consignes sanitaires. On n’arrive même plus à savoir qui a montré passeport sanitaire et pièce d’identité. C’est un vendredi soir qui démarre sur les chapeaux de roues !

La salle du Denise peut accueillir exactement 20 personnes, la majorité autour du bar qui occupe presque tout l’espace, avec quatre places dans la fenêtre et une banquette au fond. La cuisine est grande comme un placard. Le restaurant mené par l’énergique sommelière Morgane Muszynski est ce qui ressemble le plus, à Montréal, à un bar à vin naturel parisien.

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Tommy Haineault est serveur au Denise. Il est passionné de vins naturels.

Pour y circuler, il faut avoir des yeux tout le tour de la tête et de très bons réflexes, car les collisions sont vite arrivées. « Derrière ! », « Porte ! », « Attention ! », doit-on répéter à tout bout de champ.

Hommes et femmes à tout faire

Ici, il n’y a pas de poste de plongeur. Tout le monde se mouille. Et moi en particulier. Je développe rapidement une obsession pour les assiettes qui s’accumulent, les verres à essuyer, les baguettes et cuillères à replacer. Je finis par passer le plus clair de mon temps au lave-vaisselle. « IL NE FAUT MANQUER DE RIEN ! », me crie une petite voix intérieure qui voit les stocks limités baisser à vue d’œil.

Mes autres tâches de « suiteuse » consistent à apporter une cruche d’eau aux clients dès l’arrivée, à monter leur table une fois la commande de nourriture passée, à livrer les plats quand la cuisine crie « Service ! », à m’assurer que les verres ne soient pas vides tout en retirant les assiettes qui le sont, à désinfecter les places entre chaque groupe, à vérifier qu’il y a une quantité suffisante de cruches d’eau dans le frigo — une autre tâche que je prends tellement au sérieux que je finis par bousiller la température du vin, à force d’ouvrir les portes ! Avant le service, j’ai plié des dizaines de serviettes de table jaunes, de manière qu’on ne voie pas les coutures, j’ai nettoyé les plexis, rempli la station extérieure d’assiettes, de verres et de couverts…

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Le restaurant Denise, avenue Beaumont, a ouvert dans le quartier Parc-Extension il y a bientôt quatre ans.

Vendredi 19 h, c’est plein à l’intérieur et à l’extérieur. Personne ne semble manquer de quoi que ce soit, malgré l’équipe de novices en place ! Mon jeune collègue Loïc fait lui aussi son premier service au Denise. Il est vif, drôle, cordial. En allant acheter de la glace quelques instants plus tôt, il s’est fait apostropher par trois vauriens qui voulaient lui voler son « trésor ». Un peu ébranlé à son retour, il reprend néanmoins ses tâches. La différence la plus notable entre lui et moi, elle se fera surtout sentir en fin de soirée et le lendemain matin. Loïc a 19 ans tout pimpants. Je pourrais être sa mère !

Il n’y a aucun temps mort pendant cette soirée. On grignote discrètement des retailles de focaccia pour tenir le coup.

En cuisine, le chef Marc Villanueva bouge comme un ninja. Samedi, pendant un service beaucoup plus mollo, il fera des petites blagues. C’est un farceur, ce Marky. Mais vendredi soir, il reste bien concentré. Son collègue Buki Zorigoo travaille sur le gril dehors. La coordination n’est pas optimale. C’est l’autre suiteuse, Romye, qui s’occupe de servir les assiettes préparées dans la ruelle.

Pas fini tant que c’est pas fini

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Quand la météo le permettait, au cours de l’été, quelques tables étaient ajoutées dans le stationnement derrière le restaurant. On y avait aussi monté la « cuisine extérieure » pour les grillades.

À 23 h, la cuisine ferme. Mais sa petite équipe de deux, qui est sur place depuis midi environ, n’a pas fini pour autant. Il faut ranger et nettoyer la cuisine de fond en comble, démonter la station extérieure et tout rentrer, faire faire encore au moins une dizaine de cycles au lave-vaisselle puis tout essuyer. Marc et Buki préparent même un délicieux « staff meal ».

À minuit et demi, on s’installe tous sur la banquette de velours au fond du restaurant pour l’avaler en silence. Tout le monde est si claqué que les mots n’arrivent plus à sortir.

La bière et le vin rentrent bien, par contre, et c’est là que je comprends comme jamais à quel point il doit être tentant de « s’aider » avec des substances de toutes sortes pendant et après le service. Il est un peu trop bon, le verre de vin qui permet de décompresser plus vite.

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Depuis environ un an, Denise, c’est surtout l’énergique sommelière Morgane Muszynski qui mène, bien que le restaurant appartienne majoritairement à Ménaïc Raoul et Khoa Lê, qui travaillent tous deux en cinéma, et au restaurateur David Schmidt.

Heureusement, chez Denise, on favorise un environnement sain, sans grands débordements, comme de plus en plus de restaurants tentent de le faire, en cette période charnière pour un milieu durement mis à l’épreuve. La clientèle est dans la majorité des cas très sympathique et compréhensive. Et bien que Morgane souhaite faire encore quelques embauches, ses employés ne travaillent pas souvent en situation de personnel réduit. Mais une démission est si vite arrivée.

Bref, chez Denise, les conditions de travail sont optimales pour qui aime une ambiance décontractée et les petits espaces. Malgré tout, c’est un boulot éreintant avec des horaires difficiles — Morgane rentre souvent chez elle à 1 h ou 2 h du matin et doit parfois se lever à 7 h pour aller reconduire sa fille à l’école. Dans d’autres établissements, il faut parfois ajouter à cette réalité déjà complexe des patrons toxiques, des clients qui n’honorent pas leurs réservations (« no show »), des collègues stressés ou complètement désinvestis, des problèmes de consommation, des employés en moins… Ouf ! Pas étonnant que plusieurs travailleurs de la restauration rendent le tablier.

Consultez le site web de Denise