Le chef Danny St Pierre, qui s'apprête à ouvrir un restaurant dans le Mile End ce printemps, a une affection particulière pour Barcelone, la capitale de la Catalogne, en Espagne. Haut lieu de la gastronomie mondiale, épicentre de la très influente avant-garde espagnole, incarnée notamment par le restaurant El Bulli, la ville n'en est pas moins restée fidèle à ses traditions. Comment conquérir le monde en restant tout à fait soi-même? Danny St Pierre a cherché la réponse à Barcelone, en compagnie du chef Carles Abellan. Voici son récit.

Il fait froid, je ressens encore les séquelles d'un temps des Fêtes gaillard, aux tablées bien garnies, mes pantalons aussi... L'hiver, pour me requinquer quand je suis découragé et que la remorqueuse joue à cache-cache avec mon auto, je pense à Barcelone.

Pourquoi?, me direz-vous. La chaleur, bien sûr, mais aussi pour ce feu harmonieux qui l'habite, cette fierté qui guide tous ses gestes et le fantôme de Gaudí qui vous rappelle que ses habitants sont audacieux... et un peu fêlés. Et surtout que l'on peut bien manger partout chaque heure du jour.

J'ai visité Barcelone pour la première fois il y a 10 ans. À l'époque, l'Espagne avait la cote et Barcelone était la ville rêvée pour tous ceux qui aimaient la gastronomie et faire la fête. Jeune chef, j'entendais depuis longtemps parler de cette nouvelle façon de cuisiner des chefs catalans. L'avant-garde annonçait le début d'un temps nouveau!

Je suis donc arrivé là-bas dans le but de garnir mon carnet de grandes maisons et d'ajouter de nouvelles applications à ma besace, question d'épater la galerie. Ma phase moderniste fut brève au grand soulagement de mes clients...

J'ai mis du temps à retrouver Barcelone, 10 ans à vrai dire, en plus vieux chef, un peu moins con. Cette fois-ci, je savais ce que j'allais chercher. J'adore découvrir les rituels de la table. L'art de vivre, c'est la voie rapide culturelle d'une région.

Les gestes alimentaires racontent les gens du pays et le plaisir qu'ils ont au quotidien. La restauration populaire est un bon point de départ pour se faire une idée. De Barcelone, je suis revenu avec une assiette pleine! Histoire de faciliter mon escapade, j'ai tiré quelques ficelles afin de rencontrer le chef Carles Abellan, propriétaire de neuf restaurants (dont le Tapas 24 de Montréal) et grand passionné de l'identité catalane. Avec lui, j'allais être entre bonnes mains!

Rencontre avec l'avant-garde

Je suis arrivé de bon matin au Tapas 24 de Barcelone, installé dans un demi-sous-sol, à quelques pas de la chic avenue Passieg de Gracia, pour rencontrer Carles Abellan.

Je me suis assis à la terrasse pour prendre le pouls du quartier. À 10 h à peine, mes voisins en costard se sifflent des petites bières sans sourciller, la table est pleine, ça rigole fort! Je profite du retard du chef pour goûter quelques bouchées. La carte est un heureux mélange de tradition et d'innovation, les ingrédients sont alléchants, on peut tout voir dans la cuisine ouverte et montrer du doigt ce qui nous intéresse. Sur le menu, les appellations ont de l'esprit. Mention spéciale au bikini comerç 24, un petit grilled-cheese truffé au Serrano (jambon cru) et devenu, depuis, un classique dans mes fêtes familiales. Carles fait alors son apparition en scooter, amusé par les décombres sur mon napperon... et cette petite bière que j'ai à la main.

En dépit de nos bonnes intentions pour nous comprendre, nous avons vite besoin de renfort: direction le quartier de la Barcelonetta, où une collègue traduira nos échanges. Et pour découvrir par la même occasion sa version d'un chiriguinto (un bar de plage), La Guinguetta. Assis confortablement à l'abri du soleil avec un jus frais, Carles Abellan explique sa démarche culinaire.

Il a ouvert son premier restaurant, Commerç 24, en 2001. Étoilé Michelin depuis 2007, Abellan s'inscrit dans le mouvement d'avant-garde de la scène culinaire espagnole. Il a notamment été chef de cuisine du légendaire restaurant El Bulli, longtemps classé meilleur restaurant au monde.

Abellan est hyperactif, a la bosse des affaires et chaque établissement qu'il possède est une occasion d'affirmer un point de vue identitaire qui s'inscrit dans les habitudes des Catalans.

Au fil de la conversation, je découvre un homme qui possède bien l'histoire de son peuple et qui est fier d'accompagner les rituels de sa région avec une technique et des produits impeccables. Peu importe la vocation de l'un de ses établissements, la rigueur est la même, ses concepts sont forts, tous les détails comptent et on en sent partout sa réflexion.

On débarque ensuite en coup de vent à la Taverna Succulent pour «faire le vermouth», une version très chouette de l'apéro, puis on traverse au restaurant familial du même nom. Cette énergie de bistro m'a vraiment plu, des plats canailles du répertoire à prix doux, une main de chef qui se sent dans l'assiette. On sait où on est!

Je quitte Carles la tête et le ventre plein. Nous nous retrouverons à Montréal.

Les leçons de Barcelone

J'ai passé 10 jours à sillonner les fonds de ruelle et les grands hôtels pour manger Barcelone et voici ce que je retiens.

En général, les gens sont fiers de leurs produits et de leurs classiques sans s'empêcher d'innover. Les plats phares sont connus de par le monde et les Barcelonais en sont les premiers ambassadeurs. À Barcelone, manger est une fête!

Pour nous aussi, les Québécois, l'identité est forte, mais qu'en est-il de notre répertoire traditionnel? Est-il condamné à disparaître en même temps que ces damnés lutins après chaque temps des Fêtes? Le Québec est un territoire de plusieurs régions, avec leurs spécificités et leurs magnifiques produits. Est-ce possible d'en faire ressortir les couleurs respectives, dans les cantines comme dans les restaurants aux nappes blanches?

Je nous souhaite pour 2015 de redécouvrir nos plats familiaux et de les remettre au goût de notre quotidien. Dans l'espoir qu'un jour, nous soyons aussi emballés de manger un bon ragoût de boulettes que des polpettes!

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

À l'invitation du groupe MTL Cuisine, le chef Carles Abellan (à gauche) et Danny St Pierre ont cuisiné des plats mélangeant saveurs catalanes et québécoises.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Un filet de truite et beurre de pomme.