(Fulton, Californie) L’heure est (très) grave en Californie, entre les sécheresses, les incendies de forêt, les canicules, la terre qui tremble, etc. Un homme, Darek Trowbridge, tente de contrer les effets des dérèglements climatiques, un hectare à la fois, tout en continuant de produire les meilleurs vins qui soient. Nous lui avons rendu visite, avec la vigneronne-chercheuse québécoise Véronique Lemieux, très curieuse du travail de ce pionnier.

Avec son chapeau de paille, sa chemise de denim et sa silhouette allongée, Darek Trowbridge serait autant à sa place dans un ranch que dans un vignoble. Mais il n’a pas les manières d’un rustre cowboy de western spaghetti. C’est un homme affable, généreux, engagé. En plein début de vendanges — elles commencent à la mi-août sous le soleil ardent de la Californie —, il nous a réservé toute sa matinée.

Nous le retrouvons à l’adresse principale d’Old World Winery, à Fulton, dans le comté de Sonoma, à une heure au nord de San Francisco. Rapidement, il nous fait monter dans son camion pour commencer la visite des vignes avec une parcelle assez nouvelle pour lui, voisine de quelques rangs de raisins du géant Gallo. C’est à l’invitation de sa propriétaire, une certaine Greta, que le vigneron s’est mis à cultiver ces quatre acres de zinfandel et de pommiers variés.

PHOTO FOURNIE PAR ALEXIS COZETTE

Darek conduit son camion entre les vignes de zinfandel.

« J’en prends soin comme si ça m’appartenait », dit-il, alors que nous sommes réfugiés dans le petit bois au fond du champ, pour une dégustation façon fête d’avant-match (tailgate). Il faut savoir qu’en Californie, peu de vignerons artisanaux possèdent leurs vignes. C’est beaucoup trop cher. Ils louent donc des parcelles ou achètent du raisin. Puisque Darek se considère comme un fermier et veut voir des sols et des plantes en santé, il les loue et les cultive.

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Single Cloud est un assemblage de cépages blancs et rouges.

À notre demande, le « vigneron pastoral », comme il aime s’appeler, nous verse d’abord quelques cuvées du millésime 2020, vendangées hâtivement tandis que des incendies de forêt menaçaient de brûler les vignes ou, à tout le moins, de donner une vilaine odeur ou un vilain goût de fumée aux vins (smoke taint). Nous étions trop curieuses de savoir, par les papilles, comment il s’en était sorti. Plusieurs domaines ont décidé de ne tout simplement pas faire de vin cette année-là, tant les conditions étaient difficiles. Single Cloud 2020 (une cofermentation/comacération de cépages blancs et rouges) émerge du gros nuage de fumée comme s’il n’y avait jamais eu de feu. C’est frais et fruité.

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Darek verse un de ses cidres.

Nous enchaînons avec des millésimes plus anciens : Abundance 2015, un autre assemblage de blancs et de rouges (muscadelle, chasselas, trousseau gris, mondeuse noire, abouriou et zinfandel) ; Four Horsemen 2011, un assemblage de cépages portugais (touriga nacional, tinta madera, tinta cao et sauzao) qui poussent dans un vignoble avec des chevaux ; Zinfandel 2010, Merlot 2009…

Il y a quelques cidres à travers qui aident à remettre le palais en place. Même sans ces beaux jus de pomme fermentés, la dégustation aurait été digeste tellement les rouges ont conservé leur fraîcheur, malgré la densité et l’évolution. On sent la vie qui continue de grouiller dans ces vins.

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Du zinfandel presque prêt à être vendangé

Un précurseur

La journée est chaude, mais ça n’a rien à voir avec les 45 °C que la région a connus il y a trois semaines. Nous finissons néanmoins par nous réfugier sous le feuillage étonnamment luxuriant des vieux pieds d’abouriou (variété basque très ancienne) de presque 100 ans, dans le deuxième vignoble où le camion nous a déposés.

Ces vénérables pieds magnifiquement tordus, Darek les loue à sa famille. Sa mère — qui n’a jamais fait de vin — est issue d’une lignée de viticulteurs qui fait pousser du raisin dans la Russian River Valley depuis les années 1880. Les Martinelli ont aujourd’hui près de 200 hectares de vigne.

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Le chai d’Old World Winery se trouve à Fulton.

Darek, le mouton noir du clan, a toujours voulu faire du vin à sa manière. Deux décennies plus tard, cette « manière », à la fois très instinctive et très scientifique, est justement ce dont la planète a besoin. L’homme a la santé de l’environnement et de sa communauté à cœur.

C’est d’ailleurs ce qui touche Véronique Lemieux, qui tente de faire quelque chose de semblable avec sa parcelle expérimentale et biodiversifiée au Vignoble La Bauge, en Estrie. « Sa quête à lui n’est pas liée à l’argent. Elle est beaucoup plus large. Il a un projet de vie. Il pourrait décider de garder ses découvertes et ses innovations pour lui, mais il fait l’inverse parce qu’il veut voir du changement dans sa région, dans le monde », déclare la fondatrice de Vignes en ville.

Quand Darek a commencé, son approche non interventionniste et « à l’ancienne » dérangeait un peu les grands domaines établis. Le nom Old World Winery fait allusion au « vieux monde » du vin, principalement européen, avant que la chimie ne s’en mêle, après la Seconde Guerre mondiale. Aussi les insecticides, fongicides, herbicides et tout autres « -cide » sont-ils bannis des vignes. L’accompagnateur n’ajoute rien — à part une dose minime de soufre protecteur — et n’enlève rien au vin.

En 1998, à la première rencontre californienne des vignerons travaillant en biodynamie, nous étions peut-être cinq et nous étions considérés comme des bizarres. En 2010, lors d’une autre rencontre à Napa, il y avait 200 personnes.

Darek Trowbridge, d’Old World Winery

Aujourd’hui, presque tous les jeunes qui commencent à faire du vin ont une approche d’intervention minimale. Cela dit, moins de 1 % du vin produit en Californie peut être considéré comme « naturel », apprend-on dans le très bon documentaire Living Wine, dont notre hôte est l’un des protagonistes, avec Gideon Beinstock de l’excellent Clos Saron et la jeune Megan Bell, de Margins Wine.

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Darek Trowbridge tend une poignée de son paillis en transformation.

Sans irrigation

Ce qui fait la particularité de l’approche « Old World » en ce moment, c’est l’accent qui est mis sur la santé des sols, sur la capture efficace du carbone, sur la conservation de l’eau. Évidemment, toute la culture se fait en sec ici (dry farming), sans irrigation. Le vigneron attend des nouvelles pour l’obtention d’une subvention du programme USDA Climate Smart Commodities, 2 millions de dollars qui aideraient à faire fleurir son entreprise sociale de capture de carbone.

Son travail est déjà en partie financé par le programme California Healthy Soils Initiative. « Ça paie 50 % de mon matériel. » De ces « matériaux », le plus important est sans doute le BRF (bois raméal fragmenté ou mulch en anglais), qu’il inocule avec du mycélium.

C’est un professeur de la faculté de foresterie de l’Université Laval, Gilles Lemieux, qui a inventé le terme BRF. Il a documenté son rôle sur l’aggradation des sols, processus inverse de la dégradation. On peut incorporer le BRF au sol ou l’utiliser en paillis, à la surface.

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Véronique Lemieux et Darek Trowbridge discutent devant la montagne de bois raméal fragmenté.

Darek nous amène voir sa montagne de bois. Véronique Lemieux ne pourrait être plus fébrile ! Elle a aussi son monticule à La Bauge, qui a en partie été étendu au pied des vignes à la plantation, cet été. Le BRF est une barrière naturelle protectrice qui crée un environnement favorable à une meilleure microbiologie du sol.

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Darek Trowbridge parle de ses sols.

Ici, à peu près tout arrive par accident. Moi, je suis un fermier avant tout. Je n’ai pas le temps de voyager partout dans le monde pour apprendre, alors j’observe mon environnement et je lui trouve des solutions adaptées.

Darek Trowbridge

Une petite parcelle expérimentale à côté du chai en témoigne. « Il y a un certain temps, on a commencé à mettre du BRF sous les poules pour contrôler les odeurs. Régulièrement, on enlevait ce sol et on remettait du nouveau paillis. Puis, une fois, on a oublié de le faire et en retournant au poulailler, on a réalisé que le bois s’était complètement décomposé pour créer un nouveau type de terre », raconte Darek. Cette terre a été étendue sur la parcelle et les vignes qui y poussent sont exceptionnellement hautes et en santé !

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Véronique Lemieux pose ses questions au vigneron.

Véronique Lemieux rêve que les gouvernements québécois et canadien financent la recherche sur les sols. « Au retour de Californie, j’ai rappelé le cabinet de Steven Guilbeault [ministre de l’Environnement et du Changement climatique]. Il y a vraiment quelque chose à faire avec les sols pour la capture de carbone. C’est un peu gênant pour nous, je trouve, de voir tout ce qui se fait de l’autre côté de la frontière. Je pensais que le Canada était plus généreux et qu’aux États-Unis, c’était surtout le privé qui finançait ce type de recherche, mais dans ce cas-ci, c’est le gouvernement américain. »

Puisque l’être humain n’arrêtera sûrement jamais de boire du vin (et donc d’en faire !), peut-être faudrait-il accélérer la transformation de cette activité agricole en atout pour l’environnement ?

Notons que les vins de Darek Trowbridge sont distribués par l’agence La QV. Trois cuvées sont d’ailleurs présentement disponibles en commande privée. Il se boivent aussi dans les restaurants suivants : Boxerman, Hélicoptère, Rose Ross, L’âtre (Joliette), Le Mapache (Val-Morin) et, à Québec, au St-Amour, au Arvi, au Kraken cru.

Consultez le site d’Old World Winery (en anglais) Consultez le site de la QV