Les milieux de la restauration et de l’agriculture gourmande sont remplis d’histoires, de réflexions, de solutions. Une fois par mois, nous donnons la parole à ceux et celles qui font la richesse et la diversité des métiers de bouche du Québec.

Elle a fait une margarita à l’argousier avec sel de salicorne, une piña colada avec de la matricaire odorante (pineappleweed, en anglais) à la place de l’ananas, un « rhum » de betterave à sucre et un amazake d’avoine. Des vers à farine (parfaitement comestibles !) sont présentement en fermentation chez elle pour devenir un garum d’insectes. Personne ne pousse le cocktail aussi loin que Claudia Doyon, lauréate du Laurier « Mixologue de l’année 2022 ». La gérante du bar La Chaufferie, à Granby, gestionnaire de marque de la distillerie du même nom et cofondatrice d’Amer Kebek, nous parle de son entêtement à démontrer que l’approche « de la terre au verre » est tout à fait possible au Québec.

Premier service

« En travaillant dans les bars à cocktails et derrière les bars de restaurants, j’ai constaté qu’on utilisait surtout des produits d’ailleurs et qu’il y avait beaucoup de pertes. Pendant ce temps-là, la cuisine était vraiment tournée vers le terroir, les produits locaux et sauvages, la réduction des pertes. Je me suis demandé pourquoi ça ne se faisait pas en cocktail. J’ai voulu voir comment on pouvait transformer tous ces produits que la cuisine utilisait pour les rendre liquides et les mettre dans nos verres. »

« Le restaurant La Tanière, qui était alors situé à Saint-Augustin-de-Desmaures [fermé en 2014, il a ressuscité dans le Vieux-Québec en 2019], a été une des premières bougies d’allumage. On avait commandé le menu 21 services avec les accords. C’était incroyable. Je n’en revenais pas de manger toutes ces choses qui venaient de chez nous, mais que je ne connaissais pas. »

En France, en Italie, en Espagne, ils chérissent tellement leur terre et leurs produits. On est capables ici aussi, non ?

Claudia Doyon

« C’est en arrivant au restaurant Le Coureur des bois, à Beloeil, que j’ai eu ma première vraie carte blanche pour créer des cocktails avec une approche boréale. Peu de temps avant, j’avais commencé à m’intéresser à la cueillette. J’ai lu beaucoup de livres, puis j’ai fait du terrain après. À un moment donné, il faut juste se lancer. Je voulais comprendre chaque produit, chaque goût. On ne nous enseigne pas ça à l’école, mais c’est tellement précieux. Ma fille de 5 ans, elle, n’a pratiquement jamais mangé de vanille. Chez nous, c’est du mélilot ! »

PHOTO FOURNIE PAR CLAUDIA DOYON

Claudia Doyon profite de toutes les occasions pour se reconnecter à la nature québécoise.

Deuxième service

« La cueillette, pour moi, ça représente une prise de contact avec la terre et la redécouverte de certaines méthodes ancestrales de conservation, comme le cannage, la lactofermentation, la déshydratation, la macération, etc. Travailler avec les produits de chez nous et avec les saisons, ça demande d’être organisé. La voie facile, c’est d’aller acheter des citrons au supermarché, mais moi, j’aime mieux travailler plus fort et être vraiment satisfaite du produit final. Pendant l’été, on rushe comme des fous, mais c’est là qu’il y a un coup à donner. Pour aider, on peut faire des corvées de groupe. Ça prend des gens motivés. »

Chez moi, c’est un gros laboratoire. À la distillerie aussi. Je fais des kéfirs de fruits et de noix. J’ai expérimenté avec le huitlacoche, ce “parasite” du maïs que les Mexicains considèrent comme du caviar ! J’ai fait un “champagne” de sureau. Puis j’avais des baies de sureau marinées. J’ai même fait des beignets de fleurs de sureau en garniture. Je suis vraiment dans l’exploration !

Claudia Doyon

PHOTO FOURNIE PAR CLAUDIA DOYON

Ce cocktail à base de whisky Cirka No3 infusé à l’huile de morilles, de sirop de samares rôties (qu’on appelle familièrement hélicoptères) et d’Amer Kebek AROMATIK a été fumé au bois de chêne.

« Pour qu’un cocktail soit équilibré, il faut surtout jongler avec trois éléments : le sucre, l’acidité et l’amertume. Au Québec, on a du sirop d’érable, du miel, des fruits pour le sucre. Les acides sont peut-être moins évidents, mais j’utilise du verjus, de l’argousier, plein d’autres petits fruits qui ont de l’acidité, du vinaigre de cidre de pomme de bonne qualité. Puis, on a plein de racines pour faire de l’amertume. J’ai fini par créer ma gamme d’amers pour le milieu du bar et pour les amateurs de cocktails. »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Claudia Doyon, mixologue de l’année, au gala des Lauriers de la gastronomie tenu en juin

Troisième service

« Aujourd’hui, je m’occupe des communications pour une distillerie et j’ai mon entreprise, Amer Kebek. Je suis des cours d’herboristerie. Tout ce que j’ai fait dans la vie m’a amenée là : la restauration, mon baccalauréat en communications, la cueillette, ma fascination pour les spiritueux, mon intérêt pour l’histoire. Après mon congé de maternité, j’ai eu une job qui ne me ressemblait pas. Je travaillais 14 heures par jour avec un bébé dans les bras. Je me suis demandé si je ne devais pas prendre un travail chez Desjardins ! Mais je suis vraiment contente d’avoir persévéré. Ça m’a permis d’arriver au Coureur des bois, et tout le reste a déboulé. »

« Je suis chanceuse d’avoir des patrons super ouverts. Bryan [Furlong] et Vincent [Van Horn], de La Chaufferie, sont des artistes eux-mêmes, alors ils comprennent mon état d’esprit. Ils savent que l’essentiel, c’est de livrer la marchandise, et me laissent plein de liberté. Moi, je suis une balle de ping-pong et j’ai toujours plein de tiroirs ouverts en même temps. J’ai besoin d’une équipe pour mettre les choses en marche et pour me cadrer. »

« Un bon gestionnaire comprend qu’on gagne toujours plus à faire confiance à quelqu’un. Si on me dit : “Tu punches in, tu punches out”, tu peux être sûr que je vais “puncher in et puncher out”. Mais si on me dit : “On te fait confiance, fais ce que tu fais de mieux”, là je vais me donner. Le travail que j’ai, il a été créé sur mesure. Si, plus jeune, j’avais su qu’à 33 ans, je ferais les communications d’une distillerie, j’aiderais un distillateur à développer des recettes, j’aurais ma compagnie de bitters, je ferais de la photo, je gérerais des médias sociaux, j’aurais capoté ! Avoir la chance de faire ce que j’aime dans la vie ET recevoir un prix pour ça, c’est juste incroyable ! »

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