« Le plus surprenant, dans toute cette histoire, c’est qu’on ait réussi à faire un vin qui est non seulement buvable, mais bon ! », lance Dean Baldwin, qui vient de déboucher une bouteille de cabernet franc. Nous sommes dans son atelier/chai urbain à l’angle des rues Durocher et Beaubien, là où l’artiste et trois de ses copains ont fait un vin naturel l’automne dernier.

« Au départ, on voulait tout simplement voir si c’était possible de faire un vin non trafiqué dans un édifice en béton au cœur de Montréal. Et si ça marchait, eh bien, on aurait du vin à boire toute l’année à un vraiment bon prix ! », raconte l’amateur de pinard artisanal. Un an plus tard, il ne reste que quelques bouteilles des Vins du Rocher dans le frigo vintage couleur jaune banane du local 306. Il faudra s’y remettre bientôt, pour refaire les stocks.

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L'artiste Dean Baldwin et trois de ses copains ont fait un vin nature l’automne dernier, dans son atelier/chai urbain de Montréal.

Dans sa carrière d’artiste, Dean Baldwin a souvent utilisé l’art de la table comme véhicule de critique sociale. Sa fascination pour ce thème serait une forme d’hérédité, croit-il. « C’est peut-être ma manière de composer avec le fait que je suis le premier de quatre générations, du côté de ma mère, à ne pas avoir fait carrière en restauration. »

Sa mère possédait un snack-bar nommé Dino’s Diner, à Orangeville, au nord-ouest de Toronto. Avant elle, ses parents avaient tenu The Avronian, près de l’aéroport Pearson. L’arrière-grand-père maternel de l’artiste, originaire de Hong  Kong, avait lancé le bal en ouvrant le Diet Kitchen Tea Room dans la Ville Reine, au début du XXe siècle.

Une bonne partie de mon travail consiste à renverser des situations liées à un mode de vie aisé. Je change le niveau d’accessibilité.

Dean Baldwin

Son projet Restaurant The River (2015), par exemple, proposait aux participants de s’attabler en pleine rivière pour se faire servir un repas quatre services, élaboré, entre autres, avec des écrevisses à taches rouges, une espèce invasive, et des pommes du stationnement adjacent.

La table de la Méduse (2014), quant à elle, était posée dans le fleuve, à Saint-Jean-Port-Joli, se déplaçant au gré des marées et accueillant les dîneurs voulant bien escalader les roches pour s’y rendre. Il y a aussi eu Onetop (2018), un restaurant éphémère un peu glauque, pour dîneur solitaire, à Los Angeles. Tastevin (2013), Bar Piano (2012) et Minibar (2007) sont des œuvres qui s’intéressent aux univers du vin élitiste et des bars.

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Il ne reste que quelques bouteilles des Vins du Rocher dans le frigo vintage couleur jaune banane du local 306 de Dean Baldwin.

L’attrait du « vrai »

Comment fait-on un vin naturel à la maison, lorsqu’on n’a pas de raisin à soi ni d’expérience de vinification ? On s’adjoint une amie qui s’y connaît, pour avoir travaillé dans quelques vignobles (Jenny-Orenda Smith), un autre qui a hérité de l’équipement de son père (Carlo Della Motta), dont une petite presse manuelle, et la copine de ce dernier, la conservatrice d’art Iliana Antonova. Le collectif s’est dissous depuis, mais il est possible que Dean et Jenny fassent une cuvée 2019 à deux. 

Le raisin, acheté au défunt vignoble Feast of Fields, dans le Niagara, devait absolument être cultivé en régie biologique. C’était le minimum. Pendant le processus de vinification, le sucre, les levures et le soufre seraient bannis. On ne pratiquerait pas non plus le collage (opération qui consiste à éliminer les particules en suspension à l’aide d’une substance comme la bentonite, la colle de poisson, l’albumine d’œuf, etc.) ni la filtration. Seule une dose minimale de soufre serait ajoutée à la mise en bouteille.

« Les gens qui font du vin à la maison à partir de raisin achètent des caisses de fruits californiens cueillis avant maturité pour qu’ils survivent mieux au transport. Il faut ajouter du sucre pour atteindre un degré d’alcool décent. Ces raisins ont souvent été arrosés de pesticides et de fongicides, ce qui a tué les levures sur les peaux. L’ajout de levures est incontournable. Et les interventions se multiplient, comme dans les gros vignobles conventionnels, d’ailleurs. »

Afin d’éviter que leurs belles grappes de cabernet franc bien mûres soient endommagées dans le transport entre la péninsule du Niagara et Montréal, le quatuor a fait commencer la macération du raisin directement au vignoble. Les bacs en plastique blanc remplis de jus, de rafle, de pépins et de peaux ont ensuite été réfrigérés, puis livrés dans la métropole.

« On aime beaucoup que notre vin ait été fait au Québec, avec des raisins de l’Ontario. Ça nous représente bien : une bande d’Ontariens vivant à Montréal », lance l’artiste, qui ne semble pouvoir s’empêcher de trouver un sens à tout ce qu’il fait.

Il voit aussi les Vins du Rocher comme un certain pied de nez à l’élitisme souvent associé au vin. « Qui achète des vignobles, les gros vignobles, du moins ? Ce sont des gens qui ont beaucoup d’argent, évidemment. Mais voilà que nous avons réussi à faire quelque chose de bien à partir de presque rien. Même les bouteilles ont été récupérées dans les bacs de recyclage de bars et restos amis comme Vin Mon Lapin, Alexandraplatz, Cicchetti, Petit Alep. Nous les avons toutes grattées et nettoyées une par une. »

S’il retient une chose, c’est à quel point il y a du travail derrière chaque quille de vin naturel. « Se retrousser les manches et faire les choses soi-même, c’est une manière très sensible d’exister dans le monde, je trouve. Le fait de savoir à quel point certains produits requièrent du temps et de l’énergie permet vraiment de les apprécier à leur juste valeur. »

On peut voir tout le processus de production sur Instagram.