Sandra Jarry et Manu Langevin travaillent en restauration depuis l’adolescence. Ils sont plus que jamais convaincus de la nécessité d’un nouveau modèle, d’une « maison » plus conciliante et valorisante pour tous ses membres, sans exception. Bienvenue à La Famille, un projet exceptionnel qui incarne bien la révolution gourmande de l’Estrie.

Nous rejoignons Sandra à l’huilerie Arôme des champs, à Bromont. C’est jour de cueillette de commandes. Ici, le couple, qui compte les chefs Éric Dupuis (Taverne Square Dominion et Taverne Atlantic) et Vincent Dion Lavallée (Cabane d’à côté) comme mentors, s’approvisionne en huile de tournesol pressée à froid et en produits de la coop Agrobio, dont les farines et l’avoine nue.

Même si le futur microrestaurant de 28 places à Sutton n’est pas encore construit – il devrait l’être à compter du printemps 2022, en suivant les plans d’Appareil Architecture –, La Famille a passé l’été à préparer des pique-niques d’exception avec les plus beaux produits de la région.

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Joany Brodeur et Martin Vallée ont déménagé la famille à Bromont pour produire de l’huile de tournesol et tenir boutique sur la terre de la famille de Joany.

Joany Brodeur et Martin Vallée ont eux aussi quitté la ville pour s’installer en Estrie. Ils ont racheté la presse à huile du précurseur Loïc Dewavrin (Moulin des Cèdres) et planté des tournesols sur une partie de la terre familiale. C’est d’ailleurs la mère de Joany et son conjoint Pierre Verly (cofondateur de la coop Agrobio) qui s’occupent de la ferme.

La jeune mère de deux enfants, elle, produit et commercialise de l’huile, élabore de nouvelles denrées, comme des graines de tournesol décortiquées de chez nous – « en ce moment, elles viennent toutes de Chine et de Turquie » – et de la farine de tournesol, tout en gérant le volet détail de la coop.

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Les graines de tournesol sont pressées en écale. L’huile sort donc de la presse de couleur presque noire et doit décanter pendant trois semaines avant l’embouteillage.

Qu’est-ce qu’Agrobio ? C’est un regroupement d’une centaine de producteurs détenant la certification biologique qui pratiquent de l’agriculture durable et permettent l’approvisionnement de restaurants, d’épiceries et de plus grandes entreprises. Avoine, soya, farines et légumineuses sont quelques-uns des produits se trouvant dans le catalogue.

Bien que la vie agricole ne soit pas reposante, Joany et son conjoint Martin (qui continue de travailler en informatique de son bureau dans l’huilerie) ne regrettent en rien leur choix. « Les gens avec qui on travaille ici nous ressemblent. Ce sont souvent de jeunes familles qui vivent les mêmes choses que nous. Ça rassure et ça motive en même temps », affirme celle qui avait temporairement quitté la terre de son enfance pour le bitume de Montréal et de Gatineau.

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La Famille a offert tout l’été des pique-niques d’exception avec les plus beaux produits de la région.

Ce qui rassure aussi Joany et tous les autres artisans choisis par Sandra et Manu, c’est la certitude que le fruit de leur dur labeur est en bonnes mains. Pour l’instant, l’expérience « à emporter » n’est peut-être pas aussi complète que celle qui sera proposée en salle à manger, mais elle n’en est pas moins de grande qualité et empreinte de reconnaissance. Les paniers sont tissés sur mesure par Fabienne Clément, de Deux sœurs dans le même panier. Les couvertures viennent d’Isabelle Baron – Couturière d’idées. Tous les ingrédients proviennent de fermes locales qui sont nommées sur le joli carton accompagnant le pique-nique.

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Sandra passe une commande à Joany.

« J’aime travailler avec les restaurateurs parce que vous êtes des artisans comme nous », affirme la productrice, en s’adressant à sa fidèle cliente et collaboratrice. De ses années comme représentante chez Société Orignal, une entreprise qui accompagnait les agriculteurs québécois dans la création et la commercialisation de produits d’exception, Sandra conserve la certitude que les chefs ont le pouvoir de changer les habitudes alimentaires d’une population.

« Ce sont souvent les premiers à mettre en valeur un produit méconnu et à le faire découvrir au grand public », rappelle la passionnée de cuisine, diplômée de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) en gestion de la restauration. Les crevettes nordiques fraîches, certains abats, les rabioles, les piments shishitos, les champignons sauvages, l’argousier, l’avoine nue ne seraient sans doute pas dans le réfrigérateur et dans le garde-manger des Québécois s’ils n’avaient d’abord été goûtés dans les belles tables de chez nous.

La restauration vit une période de grande tourmente. Mais le restaurant ne serait-il pas plus pertinent que jamais, sur le plan de la sensibilisation ? C’est le cadre idéal pour sensibiliser les consommateurs à la valeur de ce qu’ils mangent, tout en s’amusant.

L’équipe en construction de La Famille a bien hâte de présenter les trésors de ses collaborateurs à table, une expérience plus « connectée » que celle d’acheter une bouteille d’huile de tournesol au supermarché.

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Sandra rend visite à l’éleveuse de porcs Laurence Levasseur, à la Ferme Selby.

Relations d’entraide

Pour Laurence Levasseur, il y a encore beaucoup de travail de conscientisation à faire auprès des Québécois, qui croient encore voir des sangliers lorsqu’ils posent les yeux sur ses races de cochons traditionnelles (Idaho Pasture Pig, Berkshire, Hampshire, etc.). Nous sommes à la Ferme Selby, à Dunham, où Manu achète entre autres son porc pour faire du jambon. Il prend volontairement les parties de l’animal qui se vendent moins bien, comme les pièces à braiser l’été et les pièces à griller l’hiver, les jarrets, les pattes et certains abats. Ne dit-on pas que dans le cochon, tout est bon ?

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Laurence Levasseur et son conjoint, Nicolas Gaudette, élèvent des porcs de races traditionnelles, comme ces Idaho Pasture Pigs, des dindons et des poulets.

Et s’agissant de solidarité, la Ferme Selby fait partie de la coopérative Le terroir solidaire, qui compte une trentaine de membres : éleveurs, producteurs maraîchers et transformateurs agroalimentaires. L’objectif de ce regroupement est de mettre en commun forces et valeurs afin de faciliter les tâches reliées à la distribution et à la commercialisation des produits. Il y a par exemple une boutique en ligne qui rassemble tous les produits.

Contrairement à bien des néo-fermiers de la région, Laurence Levasseur et Nicolas Gaudette ont grandi respectivement à Frelighsburg et à Dunham, au sein de familles agricoles. Ils ont toujours voulu avoir leur petite exploitation écologique et, surtout, produire une viande mieux élevée, en forêt et au pâturage, sans accumulation de purin. La majorité de la production est vendue directement à la ferme. À Montréal, on peut parfois acheter leur porc chez Pascal le boucher.

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Sandra et Manu examinent les carottes produites à la ferme de Rémi Fournier.

Pour un nouveau modèle économique

La petite tournée de fournisseurs – il y en a déjà plus d’une vingtaine dans le carnet de La Famille, qui en vise une soixantaine à terme – se termine avec les légumes. Les petites fermes maraîchères en culture biointensive sont nombreuses dans Brome-Missisquoi, région qui s’est dotée d’une véritable mission de renouvellement agricole.

Comme bien d’autres, Rémi Fournier a été inspiré par le fermier vedette Jean-Martin Fortier, avec qui il collabore sur certains projets, pour lancer sa ferme Au cœur du Pinacle. Au début de la pandémie, l’entrepreneur a pris sa « retraite » des nouvelles technologies et s’est lancé le défi de travailler la terre. Plus encore, il s’est lancé comme défi d’accélérer le modèle révolutionnaire de la Ferme des Quatre-Temps et de développer un nouveau modèle économique pour que la petite ferme écologique soit plus sexy et profitable que jamais.

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Rémi Fournier a fondé la ferme maraîchère Au cœur du Pinacle à l’été 2020.

D’après lui, c’est l’agriculture bien faite qui sauvera le monde. Un espoir qu’il fait bon de cultiver par les temps sombres qui courent. Cette agriculture régénérative à échelle humaine est réputée laisser la terre dans un meilleur état qu’elle ne l’était avant d’avoir accueilli carottes, betteraves ou bok choy.

« Il faut trouver un moyen de monétiser les services écologiques. On en arrivera peut-être à être capable de mesurer la capture de carbone selon la taille de la ferme, les variétés et la quantité cultivées, etc. Chose certaine, la manière dont on s’alimente est LA chose que l’on peut changer en ce moment, et l’agriculture et l’élevage intensifs font partie des principaux émetteurs de gaz à effet de serre. »

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C’est la pause du dîner pour Rémi Fournier et sa petite équipe. Sandra et Manu en profitent pour discuter un peu. Que faire avec toutes ces aubergines ?

D’ici là, Rémi Fournier a des aubergines à vendre. Beaucoup d’aubergines ! Aussi Manu tente-t-il de trouver des solutions pour en transformer une bonne quantité. Les marinades sont une option envisageable.

C’est dans des échanges comme ceux-là que l’on comprend le précieux esprit de soutien et de collaboration qui se met en place entre les restaurateurs et leurs « fermiers de proximité ». Tranquillement, La Famille s’agrandit. Elle tente de prendre soin de chacun de ses membres du mieux qu’elle le peut. Elle n’ouvrira ses portes aux clients que trois soirs par semaine, avec, potentiellement, un service de garde pour les associés et employés qui, comme le couple fondateur, ont de jeunes enfants. La restauration est en crise, les solutions en devenir !

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Sandra Jarry et Emmanuel Langevin remplissent ces magnifiques paniers à pique-nique tous les week-ends. Il s’agit de la première phase du projet La Famille, un restaurant en devenir.

La Famille, en attendant

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Tous les ingrédients 
qui se trouvent dans les repas
 de La Famille proviennent 
de fermes locales.

Une fois la saison des pique-niques terminée, La Famille souhaite passer en mode « boîtes apéro » et caviste virtuel. « Ça nous prenait un permis d’alcool de salle à manger pour pouvoir livrer de l’alcool, mais les salles à manger étaient fermées au moment où on a fait notre lobbyisme auprès de la RACJ [Régie des alcools, des courses et des jeux]. En plus, la nôtre est loin d’être prête, raconte Sandra Jarry. La loi demande un lieu réel, mais en même temps, la société est en plein virage technologique. C’est un non-sens. On a réussi à obtenir une dérogation et on sera la première cuisine fantôme à pouvoir vendre du vin. » Pour l’instant, La Famille prépare ses petits plats dans une cuisine de Sutton qui répond aux normes. Elle fait également traiteur pour des évènements. Suivront la construction du restaurant au cœur du village de Sutton, l’implantation des jardins en permaculture et l’ouverture officielle à l’automne 2022.

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