On parle beaucoup, quand vient le temps de penser l’éducation et nos universités, de décolonisation. Pour ma part, il est déjà trop tard. Culturellement, je suis un territoire conquis. J’ai beau avoir élargi mes frontières, longtemps boudé l’occupant et laissé entrer des voix venues d’ailleurs, les fondations de ma pensée et de ma sensibilité sont posées sur des romans écrits par une bande de vieux Européens.

Et voilà qu’au mitan de la vie, je reviens vers eux.

Est-ce un signe que je vieillis ? Que je me replie, comme tant d’autres avant moi, sur ce que j’ai déjà connu et aimé, parce que la nouveauté me fait peur ou, pire encore, parce qu’elle m’irrite et me dérange ? Mon ego se hérisse face à une telle supposition, il me dit non, pas du tout, la nouveauté ne t’angoisse d’aucune manière, bien au contraire, elle t’ennuie, tout simplement. Je ne sais pas si je devrais le croire. J’aimerais bien, mais je le connais : ce n’est pas le plus fiable des conseillers.

Toujours est-il que depuis quelques années, quand vient le temps de commencer un nouveau livre, c’est de plus en plus souvent vers les classiques que je me tourne. J’utilise un article défini (les classiques), mais un déterminant possessif aurait sans doute été mieux choisi, l’idée de ce qui constitue un classique ayant perdu sa rigidité d’autrefois. Mes classiques, donc, appartiennent essentiellement à cette époque où on considérait l’élève comme un réceptacle vide de bagage ou d’inclinaisons. On nous remplissait de connaissances faisant office de vérités immuables et indiscutables. « Voici ce qui est grand, accepte-le comme tel ! »

J’ai donc accepté et aimé un vaste corpus d’ouvrages, tous issus de la culture française, un fier défilé d’hommes aux larges idées et à la plume leste, Molière, Voltaire, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Honoré de Balzac, Stendhal, Gustave Flaubert, Émile Zola, une joyeuse et tapageuse compagnie – si on s’amuse à les imaginer prenant un verre ensemble dans quelque taverne de l’au-delà, on les entend parler haut et fort, s’obstiner sans trop s’écouter et se colletailler à grands coups d’aphorismes et de déclamations péremptoires. Hugo finit par bouder, Molière et Dumas ferment la place, bons copains.

D’autres convives sont venus s’ajouter avec le temps, dont les livres concis et foisonnants me permettaient de désavouer complètement la vieille garde : j’avais 16 ans et je me sentais autorisée à déclarer que j’en avais soupé, des gros romans balourds du XIXe siècle. J’étais une jeune femme moderne qui comprenait L’étranger et qui pleurait en lisant L’écume des jours.

Littérairement parlant, j’ai passé toute ma jeunesse dans une Europe qui n’existait plus depuis longtemps déjà.

Je lisais beaucoup, je déambulais dans des rues aux pavés polis par l’usure, éclairées par la lueur vacillante de lampadaires au gaz. J’arpentais des salons lambrissés et des salles d’armes, le sifflement des rapières dégainées et le froufrou des corsages m’entouraient.

Le monde s’est plus tard élargi, mais à peine, un petit pas vers l’ouest où coulait le stream of consciousness de Joyce et Woolf, un autre à l’est où patientaient Kafka, Kundera et Dostoïevski. Encore là, la rumeur des pubs d’Irlande et de quartiers de Londres aujourd’hui oubliés, la chaleur étouffante des isbas et le dénuement des chambres pragoises, des réalités irréconciliables avec la mienne.

À la table de la taverne, dans l’au-delà, que des hommes blancs. Alexandre Dumas, dont le père, né à Jérémie, était fils d’une esclave affranchie, a le teint un peu mat et les cheveux crépus de sa grand-mère, mais on peut difficilement faire plus français que l’auteur des Trois Mousquetaires. Seule la pâle statue de Virginia Woolf détonne vraiment, une femme au milieu de ces voix graves et remplies de testostérone, elle parle peu, mais elle sait qu’elle vaut 10 d’entre eux. Ils sont tous, à divers degrés, troublés. Le diagnostic n’existait pas à l’époque, mais la majorité sont probablement bipolaires.

C’est une tablée à la fois diverse et d’une grande homogénéité qui m’a façonnée, modelée, formée. Je ne crois pas me tromper en avançant que c’est le cas pour d’innombrables lecteurs et, surtout, pour bien des auteurs contemporains. On aura beau décoloniser avec toute la bonne foi du monde, les livres à venir écloront tous sur des branches dont les racines s’abreuvent dans des eaux fréquentées par les frères Karamazov et madame Bovary.

Alors est-ce parce que je me méfie des feuilles nouvelles que je retourne vers les eaux de mes premiers émerveillements littéraires ? Ou parce que, devenue plus lâche avec les années, je préfère rester peinarde au niveau des racines plutôt que de m’élancer vers la canopée ? Il y a certainement un peu de cela. Peut-être aussi que j’ai perdu le goût de l’audace et de la découverte, et que je retourne vers les valeurs sûres de la tapageuse tablée, à la recherche du temps perdu.

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