Depuis deux semaines, je tergiverse.

J’ai très envie d’aller voir Dune sur écran IMAX. L’univers de Herbert dans le collimateur de Villeneuve, ça doit être quelque chose. Les vers de sable, la planète hostile… Terriblement envie, mais j’attendrai que le film sorte sur une quelconque plateforme.

Je suis fan de Villeneuve. J’aime le cinéma, sa forme aboutie, sa brillance, sa complexité. Mais j’ai raté beaucoup de films, récemment. Je ne supporte plus les salles. Les gens qui y parlent comme dans leur salon, les bouffeurs de nachos qui puent. Je me méfie d’éventuelles punaises de lit. Je me précipitais au cinéma il y a peu. Plus maintenant.

Depuis quand ? Quatre ans. Depuis le confinement.

La pandémie. Elle a débuté il y a exactement quatre ans. Nous sommes deux ans après la fin des restrictions sanitaires. C’est derrière nous. « Tout va bien aller ! » : ben, on y est.

Pourtant, plus ça va, plus je constate que nous boitons. Nous commençons à peine à mesurer à quel point ces 24 mois suspendus nous ont individuellement et collectivement transformés.

Dans ces pages, Noémi Mercier faisait la synthèse des travaux de 33 chercheurs de 11 pays sur la post-pandémie⁠1, d’où il ressort que nous ne sommes pas réellement déconfinés. On s’en doutait. La crise a eu pour effet d’amplifier l’anxiété sociale, et le déconfinement a même exacerbé le mal-être. Nous entretenons encore des distances physiques, mais aussi intérieures. Moins envie de voir nos proches. Nos habiletés sociales sont rouillées. Nous serions moins sociables, bienveillants et coopératifs, moins ouverts aux idées de ceux qui pensent différemment de nous. Nous qui bombions le torse, en champions de la gratitude, nous voilà forcés de nous remettre en question…

Ça passe vite, deux ans. On a tout fait pour oublier. On a tenté de raccommoder le fil de nos vies là où il avait cassé, mais visiblement, ça n’a pas très bien réussi. Enfin, à peu de gens, si on creuse un peu. Nous sommes souriants. Nous sortons. Mais allons moins au resto – trop cher. Moins au spectacle – c’est compliqué. Mais nous avons renoué avec la normalité. Sauf si…

Sauf si vous avez de jeunes enfants, qui pendant deux ans ont été privés d’amis, de grands-parents, de beaucoup d’école, qui ont socialisé tout croche. C’est une grande partie de ta vie, 24 mois, quand tu as 5 ou 7 ans. Ça laisse des séquelles.

Sauf si vous avez des ados, dont beaucoup peinent à se remettre. La pandémie les a frappés en pleine phase de construction de leur identité. Sans parler des retards scolaires, du décrochage de certains après le « retour à la normale ». Ça marquera à jamais des parcours de vie cabossés.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Pour les personnes âgées, surtout celles qui vivaient en CHSLD à l’époque, la pandémie reste un évènement aux impacts difficiles à oublier.

Sauf si vous êtes vieux. La pandémie vous aura littéralement volé un précieux temps, et laissé, à jamais, la peur au ventre. Vous SAVEZ, dans tout votre être, que notre société n’aime pas les vieux, quoi qu’en disent les responsables, les ministres, les beaux parleurs. Vous êtes passés à ÇA de l’oubli, vous avez vu la mort en face. Vous savez que le système de santé est plein de trous, impitoyable, qu’il continue à se déglinguer, et que la vieillesse fait peur.

En fait, toutes les cohortes démographiques qui ont connu la pandémie ont été marquées, qu’elles aient 4, 14, 40 ou 84 ans.

Chez de nombreux adultes dans la force de l’âge, les traces sont plus subtiles. Nous sommes, en deux ans, devenus maîtres dans l’art de contourner nos failles et dissimuler nos blessures.

Je parlais du cinéma et de sa désertion : nous n’en consommons pas moins, mais sommes devenus avides de plateformes numériques. Nous allons encore voir des shows, mais plus rarement au centre-ville. Observez l’explosion des salles en banlieue, confortables, conviviales, à la programmation variée. Nous allons pour une occasion spéciale dans un de ces restos de destination cotés, mais fréquentons dorénavant beaucoup plus nos restos de quartier. On reçoit aussi beaucoup plus à la maison, en contrôle de tous les paramètres. On se garde une petite gêne sociale.

La pandémie aura aussi changé notre rapport au travail. Le télétravail est là pour de bon, et crée de nouveaux modes d’engagement. La notion de culture d’entreprise est complètement à revoir, les travailleurs à distance s’investissant moins, évidemment. Moins de 5 à 7, de rencontres, de connivence. La valeur « travail » est moins prédominante dans nos vies, et pas que chez les milléniaux.

Comme citoyens, la pandémie nous a changés. Nous sommes moins expansifs, plus réservés. Nous nous méfions de l’autre, de tous les autres, à tous les étages du corps social.

Au-delà des complotistes que la pandémie a fait surgir (et qui, convenons-en, soulèvent parfois des questions légitimes), plusieurs citoyens sont dorénavant méfiants, voire défiants envers les gouvernements et l’autorité en général. Notre tolérance est très limitée, et notre confiance, résiduelle. Nos exutoires sont maintenant les réseaux sociaux, et là, on se lâche lousse.

Quatre ans que nos vies basculaient.

Il y a un AVANT et un APRÈS. Le PENDANT est confus, on voudrait bien l’oublier. Mais visiblement, il pèse encore sur nos épaules.

Dune est mon symptôme. Il faudrait bien que je me botte le cul. Il faudrait…

1. Lisez le texte « Sommes-nous vraiment déconfinés ? » de Noémi Mercier Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue