J’avais mon arbre préféré. Il n’est plus.

Peu avant Noël, des employés de la Ville sont venus abattre mon érable.

Je le connaissais depuis 25 ans. Il en avait 70. Immense, il apportait à la maison et à la rue une ombre bienfaisante l’été. De mon bureau, j’y voyais des merles, des cardinaux, des tentatives de nids d’écureuils. Mon chat Bob y est déjà resté coincé, après une escalade démentielle de ses branches, nécessitant l’intervention de voisins agiles. Au printemps, le sol était vert fluo de ses samares. Il y a quelques années, lui et ses semblables formaient une canopée apaisante au-dessus de la rue.

Mon arbre : sous, dans les fils électriques, du mauvais côté de la rue, celui des poteaux. Au fil des ans, un à un, les grands arbres matures de la rue ont disparu. Les interventions d’Hydro-Québec pour dégager les fils se sont faites plus intenses, avec la fameuse « coupe Hydro ». Mon érable avait pourtant survécu au verglas de 1998, mais les tailles sauvages se succédaient, accentuant sa désarticulation, favorisant l’entrée des moisissures, répartissant inégalement le poids des grosses branches restantes.

PHOTO FOURNIE PAR MARIE-FRANCE BAZZO

Le chat Bob, dans l’arbre aujourd’hui abattu

La tempête d’avril dernier a emporté un de ses bras, scellant son sort. Une horticultrice municipale a peint la ligne rouge fatidique sur son pauvre tronc.

Le matin de l’abattage, les émondeurs étaient aussi tristes que moi. Tous s’entendaient pour dire que si l’arbre était affaibli et devenu dangereux, c’est que tout un continuum de coupes brutales l’avait progressivement condamné.

On replantera un chicot qui dans 20 ans ne dérangera personne et qui déploiera ses branches raisonnables loin des précieux fils. Ma facture d’électricité explosera ; l’air climatisé fonctionnera comme jamais, la maison étant exposée au sud.

La rue n’est plus que l’ombre d’elle-même, privée de la plupart des arbres majestueux qui en faisaient la beauté – et la climatisation naturelle.

Comme tout le monde, j’aime Hydro, mais je suis perplexe.

La semaine dernière, la société d’État a déposé un plan d’inspection de son réseau afin de réduire le nombre de pannes. Nous sommes à cet égard les cancres de l’Amérique du Nord. Quelque 40 % des pannes sur tout le territoire québécois seraient dues à la végétation. Le plan est de réduire de 1 % le nombre de pannes en abattant 75 000 arbres et en enfouissant 12 km de lignes! Rien n’a été dit à propos d’un plan de compensation pour cette hécatombe. Oui, Hydro a le mérite de la franchise, mais où est la vision pour le replantage ?

Je ne parlerai ici que de ce que je connais : l’état de la canopée montréalaise. Même si elle y est inégalement répartie, Montréal est une ville relativement verte, comparativement aux deux belles empierrées que sont Paris et New York. L’absence d’arbres en territoire urbain crée les fameux îlots de chaleur, sans parler d’une privation de beauté et de la diminution du sentiment de bien-être. Alors que les arbres sur rue tempèrent le climat, absorbent bruit et pollution, épongent le ruissellement des eaux, augmentent la valeur du bâti. La plantation d’arbres est un des chantiers importants des villes durables et Montréal y est sensible.

L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) l’affirme : les villes sont de plus en plus préoccupées par le verdissement de grands parcs et des rues. C’est une réponse aux enjeux soulevés par les changements climatiques.

En fait, c’est une question collective, alors que de planter un amélanchier dans sa cour arrière relève du bien-être personnel. En ce moment, on sabre dans l’arbre collectif, et les citoyens qui le peuvent privatisent leur bien-être…

Cela étant dit, le paradoxe est que la Ville fonctionne main dans la main avec Hydro, élaguant, abattant puis remplaçant les grands arbres par des espèces plus modestes. On y perd en patrimoine planté et en qualité de vie. Est-ce pourtant une fatalité ? Dans une lettre ouverte, Jeanne Millet, chercheuse en architecture des arbres, a récemment demandé au gouvernement du Québec de limiter l’abattage au nom de la protection du réseau d’Hydro2.

Elle y parle de l’échec des coupes effectuées depuis des décennies, qui fragilisent les arbres et engendrent des coûts qui augmentent d’année en année. L’abattage crée, dit-elle, de la désertification en milieu urbain. Les tailles en V provoquent des repousses fortes et indésirables, alors que les arbres auraient la capacité de contourner naturellement et efficacement les fils. Ils deviendraient ainsi des « agents protecteurs plutôt que des dangers ». Elle affirme qu’Hydro a un biais en défaveur des arbres.

Disons que ça soulève de bonnes questions. Hydro est un peu cowboy, et son profit à court terme pourrait l’emporter sur le bien commun à long terme.

Tout ça ne ramènera pas mon érable. Mais ça me pousse à me questionner sur l’apparente contradiction entre le discours sur les îlots de chaleur et les villes vertes, et les impératifs du progrès et du profit.

Je regarde dehors, et remarque la ligne rouge sur le gros érable de mon voisin. Des merles inconscients tournent autour d’un nid datant du printemps dernier. Dans quelques semaines, la Ville l’abattra. La rue était verte, elle devient progressivement nue. Mais ça ne semble pas troubler Hydro-Québec…

1. Lisez l’article « Hydro-Québec part en mission pour réduire les pannes » 2. Lisez la lettre « Pour éviter la désertification des rues » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue