L’Alberta voudrait se soustraire au règlement fédéral sur l’électricité propre et ainsi repousser de 2035 à 2050 l’échéance prévue pour que son réseau électrique provincial soit carboneutre. La province soutient que sa réalité énergétique est unique et que les exigences fédérales auraient divers impacts négatifs sur les Albertains. Pour arriver à se soustraire au règlement fédéral, la province a annoncé son intention d’invoquer sa toute nouvelle Loi sur la souveraineté1.

Je ne suis pas un grand admirateur des positions politiques de l’Alberta et elles ne feront pas l’objet de cette chronique. C’est l’autonomie des provinces qui me préoccupe. Pourquoi ? Parce que si l’on se réjouit quand le gouvernement fédéral passe outre les compétences des provinces pour serrer la vis aux voyous de l’environnement, comment pourrons-nous nous opposer à ce qu’un éventuel gouvernement Poilievre, par exemple, passe outre les compétences des provinces pour nous imposer des mesures avec lesquelles nous ne serions pas d’accord ?

Le respect ou non des champs de compétence des provinces est un enjeu plus actuel et plus concret qu’on ne le pense.

Grâce à son pouvoir de dépenser, le gouvernement fédéral se mêle déjà de tout, sans vergogne : centres de la petite enfance, assurance dentaire, logement (c’est déjà assez compliqué sans lui), transports en commun, éducation (la recherche), santé2, etc. S’il ne faisait que financer les programmes provinciaux existants, ça irait, mais non, il veut ses propres programmes, ses propres priorités, ses propres normes (et sa propre capacité de couper des rubans). À peu près à chaque nouvelle initiative fédérale, les provinces cèdent à ses demandes pour obtenir de l’argent. L’inextricable fouillis des compétences fédérales et provinciales continue donc de se complexifier et l’autonomie réelle des provinces rapetisse.

PHOTO KELLY CLARK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Les premiers ministres Dennis King, de l’Île-du-Prince-Édouard, Wab Kinew, du Manitoba, et Doug Ford, de l’Ontario, lors de la réunion du Conseil de la fédération, à Halifax au début du mois.

L’adoption par l’Alberta de sa Loi sur la souveraineté n’est pas le seul signal d’exaspération qui nous vient des provinces. Exactement dans le même esprit, la Saskatchewan a adopté le Saskatchewan First Act. À un moment ou à un autre dans les dernières années, le Manitoba, la Nouvelle-Écosse, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et le Québec ont exprimé les mêmes frustrations face à l’ingérence du fédéral. Plus encore, pour préserver leur capacité de prendre des décisions dans leur propre champ de compétence, plusieurs provinces sont allées jusqu’à utiliser, ou signaler leur désir d’utiliser, la clause de souveraineté parlementaire (disposition de dérogation) incluse dans la Constitution canadienne3. Chaque fois, le gouvernement libéral fédéral, avec l’appui du NPD – un champion de la centralisation –, leur a fait la morale et plaidé pour l’uniformité des pratiques d’un océan à l’autre.

Pourtant, dans la Constitution, l’existence des provinces devait permettre l’expression de différences régionales. Le gouvernement fédéral juge-t-il aujourd’hui que les provinces n’ont plus le droit d’être différentes les unes des autres ? Juge-t-il qu’il a le droit de déterminer tous les objectifs et que les provinces ne sont plus que des sous-traitantes ? Ses actions répondent « oui ».

Depuis des décennies, les provinces veulent encadrer le pouvoir fédéral de dépenser et réduire les chevauchements des pouvoirs fédéraux et provinciaux. Malheureusement, les Canadiens croient tellement peu à leur capacité de s’entendre qu’ils refusent de rouvrir la Constitution… ce qui est grave. Une Constitution est un contrat en vertu duquel les membres d’une collectivité acceptent de vivre ensemble.

Vivre sous le joug d’une Constitution qu’on n’a pas signée (comme le Québec) ou qui ne représente plus nos valeurs est un déni fondamental de démocratie.

À chaque année qui passe, le nombre de désaccords pancanadiens qui devraient être tranchés par des choix constitutionnels continue de s’accumuler : monarchie, place des gouvernements autochtones, encadrement du pouvoir fédéral de dépenser, réforme du Sénat, reconnaissance de la nation québécoise, laïcité, clause de souveraineté parlementaire, droit de retrait des programmes fédéraux, pouvoirs des provinces, pouvoirs du fédéral, etc.4 Les Canadiens vivent donc dans un pays qui leur ressemble de moins en moins et l’augmentation des tensions fédérales-provinciales en est une illustration supplémentaire. Et pour tourner le fer dans la plaie, faute d’un accord politique sur toutes ces questions, la Cour suprême tranche. C’est ce qu’on appelle le gouvernement par les juges.

Je répète que, sur le fond, je m’oppose à ce que l’Alberta veut faire. Mais je répète aussi ma question : si l’on se réjouit que le gouvernement fédéral passe outre les compétences des provinces pour serrer la vis aux voyous de l’environnement, que dirons-nous quand il voudra faire passer un pipeline sur notre territoire ou encore contredire les choix du Québec en matière de laïcité, de langue ou encore d’avortement ? Chaque affaiblissement des pouvoirs des provinces est une menace que le Québec doit prendre au sérieux. À cet égard, et à cet égard seulement, le combat albertain est le nôtre.

1. Lisez l’article « Loi sur la souveraineté de l’Alberta : Ottawa ne contestera pas » 2. Lisez la chronique « Non, ce n’est pas une chicane » 3. Lisez la chronique « Que faire quand les droits s’affrontent ? » 4. Lisez la chronique « Le fruit est pourri » Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue