Une disposition de la Charte canadienne des droits et libertés permet au Parlement fédéral ou à l’Assemblée législative d’une province d’adopter une loi « dérogeant » à certains articles de la Charte. On l’appelle parfois « clause dérogatoire⁠1 », « clause nonobstant » ou encore « disposition de souveraineté parlementaire ». Quel que soit le nom qu’on lui donne, elle fait débat⁠2, débat maintenant bien installé hors des frontières du Québec, notamment en Saskatchewan, au Nouveau-Brunswick et en Ontario.

Ce débat porte essentiellement sur l’autorité qui doit ultimement trancher quand deux droits s’affrontent. Le politique ou le judiciaire ?

Prenons deux exemples. La Cour suprême a jugé qu’il contrevient au principe de liberté d’expression d’interdire la publication de sondages durant une campagne électorale. Grâce à la disposition de dérogation, une province qui aurait la conviction que les sondages nuisent à l’exercice démocratique pourrait les interdire quand même. Autre exemple, le Québec avait choisi d’imposer l’usage exclusif du français dans l’affichage, ce qui contrevenait aussi au principe de liberté d’expression. L’Assemblée nationale avait jugé que ce principe, dans ce cas-là, était moins important que le droit collectif des Québécois de préserver le visage français du Québec. Grâce à la disposition de souveraineté parlementaire, l’Assemblée nationale avait eu le dernier mot.

Note importante. Cette disposition ne peut pas être utilisée n’importe comment. Notre État est libre et démocratique, l’utilisation de la disposition fait chaque fois l’objet d’un débat public, dans nos instances politiques.

De plus, elle n’est pas permanente, elle doit être renouvelée tous les cinq ans, et ce, pour toujours. Comme des élections sont tenues au moins une fois durant cette période, les citoyens peuvent sanctionner un gouvernement qui en ferait une utilisation irresponsable.

Dans un excellent texte que je vous invite à lire, le constitutionnaliste Benoît Pelletier explique bien en quoi la disposition de souveraineté parlementaire est précieuse, en particulier pour le Québec⁠3. En voici un court extrait : « La spécificité du Québec n’est pas formée que par la langue, la culture et le droit civil. Elle se fonde aussi sur des institutions, un mode de vie et des valeurs. La laïcité de l’État fait partie de ces dernières. Il en est de même pour l’interculturalisme. Au nom de sa singularité, le Québec fait des choix collectifs différents de ceux de ses partenaires fédératifs. Ces choix sont souvent battus en brèche par les tribunaux. » Monsieur Pelletier répète par ailleurs souvent que la disposition de souveraineté parlementaire est un des seuls mécanismes constitutionnels dont le Québec dispose pour défendre son caractère distinct.

Quel Canada voulons-nous ?

Un des objectifs de la création des provinces était de permettre l’expression de différences régionales. La Charte s’attaque directement à ce principe fondamental du fédéralisme en donnant une dimension canadienne à toute une série d’enjeux qui pourraient très bien être abordés de façons différentes dans chacune des provinces.

Comme Trudeau père le souhaitait, la Charte porte en elle une vision de ce que devrait être le Canada, selon lui : un pays à peu près uniforme d’un océan à l’autre, un pays qui sacralise les droits individuels au détriment des droits collectifs, un pays où les provinces sont des acteurs mineurs et où la nation québécoise n’existe pas. Avec les années, la Charte est devenue le rouleau compresseur de cette vision du Canada. C’est « l’effet uniformisant » que craignait René Lévesque et qui l’a poussé à s’opposer avec force à son adoption.

Gouvernement des juges ?

En se dotant d’une Charte des droits, le Canada a délaissé le modèle britannique où le Parlement élu est l’arbitre ultime des droits et libertés et a adopté le modèle américain de la suprématie des tribunaux, ce qui judiciarise nombre d’enjeux politiques et moraux.

À cet égard, il est essentiel de rappeler que la Cour suprême du Canada ne tranche pas en faveur ou en défaveur de la suspension d’un droit, elle ne se contente pas de clarifier une loi, elle décide plutôt de la primauté d’un droit sur un autre.

Le droit individuel d’afficher en anglais contre le droit collectif de protéger le français, par exemple. Dans bien des pays, ce choix ultime appartient aux élus. Pour ne pas se substituer aux parlements, des cours comme la Cour européenne des droits de l’homme refusent même carrément de trancher, par exemple dans le dossier de la laïcité.

La tyrannie de qui ?

Les adversaires de la disposition de dérogation affirment aussi craindre la « tyrannie de la majorité ». Les juges seraient un rempart contre les égarements du peuple (notons ici qu’il n’y a aucune mention du peuple dans la Constitution canadienne !). Pourtant, rien n’empêche les juges eux-mêmes d’avoir des égarements, la Cour suprême des États-Unis en est un bon exemple. Chez nous, sans la disposition de dérogation, les élus n’auraient plus d’outils pour se protéger contre les dérives d’une Cour qui serait devenue partisane ou militante d’une cause ou une autre, un risque réel ici comme ailleurs.

Pour toutes ces raisons, peu importe son nom, la disposition de dérogation, la clause nonobstant ou encore la disposition de souveraineté parlementaire… reste essentielle.

1. L’Office québécois de la langue française recommande « disposition de dérogation ».

2. Un récent sondage nous révélait que le Québec est la seule province où une majorité (63 %) de gens veulent la maintenir. Dans les autres provinces, l’appui à la disposition varie entre 31 et 47 %.

3. Lisez le texte « L’usage justifié des dispositions dérogatoires » Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue