Dans la société en général et dans le milieu juridique en particulier, nombreux sont ceux qui s’émeuvent à l’idée que le gouvernement du Québec montre des signes de vouloir utiliser les dispositions dérogatoires (« clauses nonobstant ») dès que sont en jeu des questions identitaires. Mais encore faut-il comprendre dans quel contexte cette utilisation s’inscrit.

Ce contexte est marqué par la judiciarisation de plus en plus manifeste de notre système politique, la non-adhésion du Québec au rapatriement de 1981-1982, la crise des valeurs qui prévaut entre les Québécois et les autres Canadiens, et une certaine insensibilité des tribunaux à l’égard de la spécificité du Québec. Regardons tout cela d’un peu plus près.

La judiciarisation

Depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, les tribunaux sont appelés à se prononcer sur une foule de questions de nature philosophique, voire idéologique. Que ce soit sur la vie du fœtus, le mariage entre personnes du même sexe, la prostitution ou l’aide médicale à mourir, les tribunaux font des choix fondamentaux en ce qui touche l’évolution de la société. Ils ne sont pas à blâmer pour autant, puisque telle a été initialement la volonté de ceux qui ont élaboré la Constitution (le constituant).

Il reste que la façon de plus en plus créative dont les juges conçoivent et interprètent le droit ainsi que leur parti pris évident en faveur des droits et libertés individuels par opposition aux droits ou intérêts collectifs les amènent à poser des balises à notre cheminement sociétal.

Entre autres, en matière constitutionnelle, la Cour suprême du Canada fait régulièrement appel aux principes d’interprétation large, dynamique, téléologique et évolutive du droit pour justifier ses conclusions dans telle ou telle affaire. Cette cour invoque même des concepts comme les principes constitutionnels sous-jacents ou encore la structure ou architecture fondamentale du Canada – concepts flous à souhait – pour teinter l’interprétation des textes constitutionnels.

La judiciarisation du régime politique canadien a été nettement accentuée par l’entrée en vigueur de la Charte canadienne. Depuis lors, l’État est obligé de démontrer le caractère raisonnable de ses mesures et de s’inspirer pour ce faire de ce qui est accompli dans les autres sociétés libres et démocratiques de ce monde.

La non-adhésion au rapatriement

En 1982, le rapatriement de la Constitution canadienne n’était pas acceptable pour le premier ministre du Québec d’alors, pas plus qu’il ne l’a été pour tous ses successeurs, tous partis confondus. Le rapatriement n’était pas acceptable en raison de ce qu’il contenait, soit une Charte qui limite les pouvoirs de l’Assemblée nationale du Québec ainsi qu’une procédure de modification constitutionnelle qui ne prévoit qu’une compensation financière limitée à certaines matières et qui ne confère au Québec aucun droit de veto.

Il n’était pas acceptable non plus en raison de ce qu’il ne contenait pas, à savoir une réforme du partage des pouvoirs législatifs et des institutions centrales de même que des mesures favorisant une plus grande décentralisation et une plus grande flexibilité du fédéralisme canadien.

L’exclusion du Québec lors du rapatriement repose en partie sur la décision hautement discutable de la Cour suprême du Canada du 28 septembre 1981, dans le désormais célèbre Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution.

Dans cette affaire, la Cour a retenu une convention constitutionnelle qui ne reposait sur aucun précédent, c’est-à-dire qui n’existait pas. Au nom de cette convention, la Cour a mis de côté la règle de l’unanimité qui était jusqu’alors appliquée par les acteurs politiques dans des matières qui, comme le rapatriement, touchaient au cœur des relations fédérales-provinciales. L’exclusion du Québec découle également en partie de la duplicité et des manœuvres subreptices des acteurs politiques de l’époque.

Bien que la Charte canadienne soit maintenant mieux acceptée par les Québécois qu’à l’origine, son effet uniformisant met potentiellement en péril l’expression de l’identité singulière du Québec, et ce, que ce soit sur le plan langagier, culturel ou purement juridique, ou sur celui de l’identité en général.

La crise des valeurs

La spécificité du Québec n’est pas formée que par la langue, la culture et le droit civil. Elle se fonde aussi sur des institutions, un mode de vie et des valeurs. La laïcité de l’État fait partie de ces dernières. Il en est de même pour l’interculturalisme.

Au nom de sa singularité, le Québec fait des choix collectifs différents de ceux de ses partenaires fédératifs. Ces choix sont souvent battus en brèche par les tribunaux. Ils sont par ailleurs largement dénoncés ou dénigrés dans « le reste du Canada ». S’il veut préserver son originalité, le Québec ne peut faire autrement que de persister dans la voie de son affirmation identitaire et de signer.

Le fédéralisme lui-même est un mode d’organisation des pouvoirs étatiques qui autorise et promeut l’exercice du droit à la différence de chacune de ses composantes ou unités politiques. En se réclamant de ce droit, le Québec ne fait que mettre son particularisme au service à la fois de lui-même et d’un certain idéal canadien découlant du principe fédéral et conforme à celui-ci.

Une certaine insensibilité de la part des tribunaux

À l’occasion des différentes décisions qu’elle a rendues en ce qui touche la Charte de la langue française (loi 101), la Cour suprême n’a eu de cesse d’aligner les déclarations d’inconstitutionnalité. Tantôt, ce fut au nom de la liberté d’expression. Tantôt, ce fut en raison de l’application de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Tantôt encore, ce fut en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne, en ce qui a trait à l’instruction dans la langue officielle de la minorité. Même dans l’arrêt Solski, la Cour suprême a habilement substitué le critère de « partie importante de l’enseignement » à celui de « la majeure partie de l’enseignement », ce qui constitue une dilution de la loi 101.

Et que dire de l’arrêt Nguyen, dans lequel la Cour suprême a autorisé le recours à des « écoles passerelles » comme moyen de contourner l’application stricte de l’article 23 en question, alors que cette application stricte aurait sans doute été davantage conforme à l’intention de départ du constituant.

Plus récemment, c’était la Loi sur la laïcité de l’État qui devait être invalidée en partie par la Cour supérieure du Québec. Elle l’aurait possiblement été en entier, n’eût été l’utilisation de dispositions dérogatoires.

Tout ce contexte que nous venons de décrire démontre bien, à notre avis, l’utilité des dispositions dérogatoires dans un État fédéral qui, comme le Canada, se veut aussi multinational, ne serait-ce qu’en raison de l’existence de la nation québécoise, des peuples autochtones et du peuple acadien.

Toujours dans le contexte décrit ci-dessus, il n’est que normal que les dispositions dérogatoires soient employées de façon préventive et de manière un peu plus fréquente qu’au cours des dernières années. D’ailleurs, même si on n’y avait recours qu’à titre préventif, les dispositions dérogatoires n’éviteraient pas pour autant les débats judiciaires. Elles n’empêcheraient, semble-t-il, que la sanction de l’inconstitutionnalité.

Condamner le recours à des dispositions dérogatoires ou exiger que celui-ci ne soit qu’occasionnel, c’est priver, consciemment ou non, dans les faits, le Québec de l’un des seuls instruments ou mécanismes dont il dispose pour faire valoir son caractère distinct et unique et ses caractéristiques nationales dans un espace, l’espace canadien, qui tend parfois vers le nivellement et l’absorption graduelle de sa diversité intrinsèque.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion