Échange avec le porteur d’une idée qui bouscule. Notre chroniqueur se laissera-t-il convaincre ?

J’ignore quels sentiments animent un toréador après avoir piqué un taureau, mais j’ai l’impression que ça peut ressembler à ce qu’un chroniqueur peut ressentir lorsqu’il lance les mots « Dollarama de l’électricité » à Pierre Fitzgibbon.

« Je n’aime pas cette expression », me lance tout de go le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie. Ne vous méprenez pas : au téléphone, le ton est calme et poli. Il sera même cordial plus tard dans l’entrevue.

Mais de toute évidence, ces mots lancés par l’ancienne PDG d’Hydro-Québec Sophie Brochu un peu avant sa démission sont restés en travers de la gorge du ministre.

Si je voulais revenir sur la question, c’est que le successeur de Mme Brochu, Michael Sabia, vient de déposer un nouveau plan d’action qui redéfinit pratiquement le mot « ambitieux ». Pour vous en convaincre, pensez à ceci : le chiffre de 185 milliards de dollars a été imprimé dans le communiqué de presse pour décrire les investissements qui pourraient être nécessaires pour réaliser ce « Plan d’action 2035 ».

Je peux me tromper, mais j’ai l’impression qu’on n’a jamais discuté de telles sommes au Québec.

PHOTO RYAN REMIORZ, LA PRESSE CANADIENNE

Le PDG d’Hydro-Québec, Michael Sabia, en conférence de presse, jeudi

Cet argent servira à produire des quantités phénoménales d’électricité. Les trois quarts seront consacrés à la décarbonation de l’économie – une excellente nouvelle. L’autre quart servira à la « croissance économique ». Et c’est ici que le spectre du Dollarama de l’électricité plane.

Malgré une journée chargée jeudi avec le dévoilement du plan d’Hydro-Québec, le ministre Pierre Fitzgibbon a accepté de se prêter à notre exercice et de tenter de me convaincre que cette crainte n’était pas fondée.

Nous n’avons jamais été un Dollarama de l’électricité. Il faut faire attention comment on approche l’enjeu. Beaucoup de monde veut démoniser le fait que les entreprises profitent de l’énergie verte à bas taux.

Pierre Fitzgibbon

Les entreprises, en tout cas, semblent nous voir comme un endroit où faire des aubaines. Elles se bousculent au portillon pour bénéficier de notre électricité. Les demandes atteignent 9000 mégawatts – un chiffre énorme, gigantesque, colossal. En comparaison, c’est 70 fois la puissance qu’exigeront tous les véhicules électriques de Montréal en 2030.

La demande est telle qu’il faudra refuser la majorité des projets.

Les entreprises qui ont la chance d’être choisies se font offrir un tarif (le fameux tarif L) qui tourne autour de 5 cents le kilowattheure, alors que la nouvelle électricité qu’on développe coûte plus cher que cela à produire. Et c’est sans compter les subventions et crédits d’impôt qui peuvent être ajoutés.

Est-on en train de brader notre précieuse électricité aux industriels ?

« Il ne faut jamais oublier que les tarifs industriels et commerciaux subventionnent les tarifs résidentiels. C’est un peu l’inverse qui se passe », répond le ministre.

Il est vrai qu’au Québec, les particuliers paient moins que le prix coûtant – on appelle ça l’interfinancement. Mais selon les experts Pierre-Olivier Pineau et Normand Mousseau, ce sont davantage les commerces que les grands industriels qui financent l’électricité de nos maisons.

Je repose la question. Est-il logique de développer de la nouvelle électricité, puis d’attirer des entreprises en leur offrant un prix moindre que ce qu’elle coûte ? Notre plus récent complexe hydroélectrique, la Romaine, produit par exemple à un coût situé entre 6 et 7 cents du kilowattheure. C’est supérieur au tarif L.

« Regardez les profits d’Hydro-Québec ! Ce sont des profits assez importants. Aujourd’hui, il est faux de dire que la tarification L cause des pertes à quelqu’un », réplique le ministre.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le complexe de la Romaine produit de l’électricité à un coût situé entre 6 et 7 cents du kilowattheure.

Ça aussi, c’est vrai. C’est parce que l’électricité de la Romaine est mélangée à celle produite par les bons vieux barrages érigés dans les années 1970 et qui produisent à un coût ridiculement bas, soit moins de 2 cents du kilowattheure. Le coût moyen reste donc bas.

Au fond, tout le débat est de savoir si, quand une entreprise débarque chez nous, on devrait lui facturer le coût moyen de l’électricité (qui inclut celle des vieux barrages) ou le coût de la nouvelle électricité qu’il faut développer pour l’accueillir.

Contrairement au ministre, l’expert Pierre-Olivier Pineau, de HEC Montréal, est convaincu qu’il faut choisir la deuxième option.

« Il ne faut pas que la consommation supplémentaire se fasse à un prix qui soit inférieur au coût de production de cette unité supplémentaire », résume-t-il.

Je suis parfaitement d’accord avec lui.

Pierre Fitzgibbon, lui, juge la vision « un peu simpliste ».

Il faut regarder l’ensemble de l’œuvre. C’est quoi, la contribution de Rio Tinto au Saguenay ? C’est quoi, la contribution de Minerai de fer Québec à Sept-Îles ? C’est énorme ! Les salaires qui sont payés, tous les bénéfices. Alors si on perd un dollar sur un tarif d’électricité, mais qu’on en gagne deux ailleurs…

Pierre Fitzgibbon

M. Fitzgibbon me rappelle aussi que ce n’est pas lui qui fixe les tarifs industriels, mais bien la Régie de l’énergie. C’est toutefois lui qui choisit les projets.

Une chose est claire, en tout cas : avec l’ampleur des investissements annoncés jeudi et le coût de la nouvelle électricité, quelqu’un, quelque part, devra payer la facture. Comme François Legault a promis que les consommateurs résidentiels n’essuieront « jamais » d’augmentation de plus de 3 %, Pierre Fitzgibbon a évoqué deux options.

Ou bien les bénéfices d’Hydro-Québec fondent, ou bien la facture des industriels grimpe.

Le choix est loin d’être anodin. Les bénéfices d’Hydro-Québec sont versés au gouvernement du Québec. Ils servent à financer nos écoles, nos hôpitaux, nos programmes sociaux. Si on choisit de les sabrer pour conserver des tarifs avantageux pour les entreprises, j’y vois un injustifiable transfert d’argent du public vers le privé.

Le ministre plaide qu’on n’a pas à faire ce choix maintenant puisque l’impact des investissements ne se fera sentir que dans quelques années.

« On n’est pas là, il n’y a pas de décision de prise encore. D’ici 2025, rien ne va changer », dit-il lorsque je le questionne à ce sujet.

Il me semble au contraire qu’on devrait commencer à y réfléchir sérieusement.

Verdict

Le ministre Pierre Fitzgibbon ne m’a pas convaincu. Oui, la décision d’Hydro-Québec de consacrer la part du lion (75 %) de la nouvelle électricité à la décarbonation est rassurante. Mais en voyant la longue file d’industriels qui attendent pour bénéficier de notre électricité, je ne peux m’empêcher de penser qu’on brade nos électrons et qu’on négocie mal. Si vous avez 200 acheteurs à votre porte le jour où vous mettez votre maison en vente, n’allez-vous pas en conclure que votre prix est trop bas ?

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