Est-ce qu’on est encore capables de se parler ? D’échanger calmement à propos d’un sujet difficile, qui nous tient à cœur ? Je me pose souvent la question quand je vois les gens déchirer leur chemise sur Facebook ou s’engueuler sur X (anciennement Twitter). Ou quand j’entends des politiciens, ici comme ailleurs, s’insulter sur la place publique. Ou quand j’ouvre ma boîte de courriels et que j’y trouve des messages de lecteurs fâchés qui m’envoient promener.

Peut-on se parler si on ne partage pas les mêmes idées ? Si on est de droite ou de gauche ? Nationaliste ou fédéraliste ? Woke ou anti-woke ? Cycliste ou automobiliste ? De Montréal ou de Québec ? Amateur de viande rouge ou de faux-mage ?

Je sais que vous remarquez, vous aussi, que le ton a monté de quelques crans au cours des dernières années. Vous avez noté qu’on s’envoie plus facilement paître qu’avant, et que les réseaux sociaux ont contribué à ce changement de ton.

Je ne sais pas pour vous, mais moi, je cherche de plus en plus des occasions et des lieux pour échanger calmement.

Le philosophe Daniel Weinstock réfléchit depuis longtemps à ces questions. Il définit le dialogue comme une sorte de quête.

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Daniel Weinstock, philosophe et titulaire de la Chaire Katharine A. Pearson en société civile et politiques publiques

« Ça suppose deux personnes, mais ça peut aussi être une entreprise collective à la recherche d’une solution ou d’un terrain d’entente », explique le titulaire de la Chaire Katharine A. Pearson en société civile et politiques publiques.

Mais comment y arriver quand on a l’impression que le seul but d’un échange est d’avoir raison ?

« Le dialogue peut être assez vigoureux, reconnaît celui qui enseigne aux étudiants en droit de l’Université McGill. Je ne suis pas de ceux qui croient que “tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil”. Mais je crois que pour arriver à un dialogue, il doit y avoir respect de l’autre. »

« Dans une démocratie où on retrouve plein de points de vue différents, poursuit le philosophe, il n’y aura pas nécessairement consensus, mais on va trouver des compromis. Le compromis, ça présuppose vraiment d’être à l’écoute. Et ça permet de bâtir des ponts parfois inattendus. »

J’aime beaucoup l’image du pont, cette possibilité de se retrouver à mi-chemin au-dessus des eaux tumultueuses de l’actualité et du bruit ambiant. Ça exige toutefois de fournir un véritable effort, d’être capable d’entendre des idées opposées aux nôtres sans riposter comme un sniper qui veut abattre l’ennemi.

Alors on fait comment pour réunir les « conditions gagnantes » qui permettent d’établir un vrai dialogue ? J’ai posé la question à Pierre Guillot-Hurtubise. Dans l’univers des communications, cet homme est une bibitte rare. Vice-président principal chez National, il est un des deux professionnels certifiés en participation publique au Québec. Il a également travaillé comme négociateur syndical. Les assemblées publiques, la consultation, le débat… tous ces lieux d’échange n’ont plus de secret pour lui.

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Pierre Guillot-Hurtubise, vice-président principal chez National

« Le respect du point de vue des autres et la capacité d’écoute sont très, très importants, insiste-t-il. Si tu es un promoteur immobilier, par exemple, et que tu penses que ceux qui demandent du logement social, c’est des go-gauche ou des écolos, si tu démonises le point de vue des autres avant même de les entendre, tu n’arriveras à rien. »

Cet expert de la communication, qui a animé des séances publiques pour des nouveaux projets immobiliers, la reconstruction de l’échangeur Turcot ou le sommet de l’éducation post-printemps érable, commence toujours un échange avec cet a priori : les préoccupations et les opinions des gens sont légitimes.

« Il faut en être convaincu quand on échange avec quelqu’un, croit-il, sinon, c’est du théâtre. Il ne faut pas caricaturer l’autre, il faut se concentrer sur ce qui rassemble plutôt que d’exacerber les petits détails. »

Au fond, ce que nous disent le philosophe et le communicateur, c’est que sans empathie (c’est-à-dire sans la capacité à nous mettre dans les souliers de l’autre), on est condamnés au dialogue de sourds.

Les émotions dans le plafond

Ça semble si simple, alors pourquoi est-ce si compliqué ? Véronique Grenier propose une piste intéressante. L’auteure de l’essai À boutte !, qui enseigne la philosophie au cégep de Sherbrooke depuis 15 ans, rappelle qu’il ne faut pas minimiser un des aspects sous-jacents du dialogue : notre identité est attachée aux idées que nous mettons de l’avant dans l’échange avec l’autre.

« Quand on échange ou on débat avec quelqu’un, ce n’est pas juste une idée qu’on défend, c’est ce que nous sommes. C’est confrontant. »

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Véronique Grenier, enseignante en philosophie au cégep de Sherbrooke

Et ça explique aussi pourquoi les questions identitaires comme la langue et la religion suscitent des échanges plus émotifs.

Un débat autour de l’aide médicale à mourir, qui est pourtant une question de vie ou de mort, soulève moins les passions que le port d’un signe religieux, confirme Daniel Weinstock, qui a contribué à la réflexion nationale sur ces deux questions.

Et les réseaux sociaux, dans tout ça ? Oui, ils ont contribué à la polarisation des échanges et des opinions. Ils ont créé des chambres d’écho, des bulles où on se retrouve en présence de gens qui pensent comme nous.

Pierre Guillot-Hurtubise rappelle toutefois une vérité qu’on a tendance à oublier : quand les gens sont dans la même pièce, ils sont beaucoup plus posés. D’où l’importance de réinvestir les lieux d’échange dont on a été privés durant la pandémie comme les cafés, les rencontres de familles et d’amis.

« On a passé deux ans chacun chez soi, souligne Daniel Weinstock, il est temps de se retrouver face à face. Je crois beaucoup à l’idée qu’une partie du débat doit être un débat incarné, avec une personne en face de nous, que ce soit sur un plateau de télévision ou dans une salle de classe. C’est une chose de déblatérer sur les réseaux sociaux où on peut dire n’importe quoi, mais quand on a une personne devant soi et qu’on la voit réagir à nos propos, c’est autre chose. »

Se parler, ça s’apprend

Véronique Grenier croit pour sa part qu’il nous manque des outils pour mieux discuter. « Non, les réseaux sociaux, ce n’est pas optimal pour échanger, mais je me demande si la violence qu’on observe ne vient pas avec la démocratisation de la parole. Ce n’est pas tout le monde qui peut s’exprimer par écrit, il y a une notion de pouvoir là-dedans. Faire taire l’autre, c’est forcer le repli et je crains que ça n’alimente l’anti-intellectualisme. »

Touché !

Il faut apprendre à « mieux » débattre, à dialoguer plutôt qu’à monologuer chacun de son côté.

Bonne nouvelle, on apprenait récemment que le nouveau cours de Culture et citoyenneté québécoise qui remplacera les cours d’ECR enseignera aux jeunes à étoffer leurs positions et à mieux débattre.

Daniel Weinstock s’en réjouit. « Il faut développer chez les jeunes la curiosité de l’autre plutôt que la peur. Quand on dit à quelqu’un “explique-moi”, ça peut donner lieu à l’ouverture des horizons. Une posture qui n’est pas l’acceptation béate ni la fermeture. Pour moi, c’est le défi. »

Et pour relever ce défi, il faut parfois laisser nos certitudes de côté. Sortir de notre cercle sécurisant. Créer des espaces où la parole de chaque personne est accueillie.

La santé de notre démocratie en dépend.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue