Vingt-deux ans après les attentats du 11-Septembre, le terrorisme ne fait plus la manchette aux États-Unis. Parmi les nouvelles menaces qui préoccupent le plus les Américains, il y a… la solitude.

Tout bon amateur de La guerre des étoiles se souvient probablement d’une des leçons les plus mémorables offertes par Yoda au jeune Anakin.

« La peur mène à la colère. La colère mène à la haine. La haine mène à la souffrance », l’avait-il prévenu.

Hillary Clinton nous a récemment offert une variation sur le même thème.

La solitude mène à la colère, a-t-elle écrit dans un texte publié par le magazine The Atlantic dans son numéro de septembre, et que vous pouvez lire dans notre édition de ce lundi.

Et la colère, selon l’ancienne candidate à la présidence, représente un danger pour la démocratie américaine. Même qu’elle fait partie de ce qui a mené… à la présidence de Donald Trump.

J’imagine que les détracteurs de Clinton qui lisent ces lignes se disent que c’est une preuve (une autre !) qu’elle n’arrive pas à avaler sa défaite.

Je n’en sais rien, je ne suis pas son psychologue. Ce qui est clair, par contre, c’est qu’on aurait tort de ne pas écouter ce qu’elle a à dire à ce sujet. Car elle met le doigt sur une plaie ouverte que les Américains auraient tout avantage à soigner au plus vite.

Elle démontre que le niveau de solitude a atteint de telles proportions, aux États-Unis, que c’est devenu un problème de société majeur.

Des chercheurs ont prouvé que la solitude peut « provoquer de la colère, du ressentiment et même de la paranoïa », signale-t-elle. Ils constatent aussi que la solitude « diminue l’engagement citoyen, la cohésion sociale, et fait grimper la polarisation politique et l’animosité ».

En somme, aux États-Unis, la solitude est une grenade dégoupillée.

Les propos de Clinton font écho au S.O.S. lancé par le médecin en chef des États-Unis en mai dernier lorsqu’il a publié un avis à ce sujet.

Le pronostic de ce médecin, Vivek Murthy, a de quoi inquiéter ses concitoyens, mais aussi le monde au grand complet. Si les États-Unis ne trouvent pas de remède, les divisions vont continuer de s’accentuer. « Jusqu’à ce que nous ne puissions plus nous maintenir en tant que communauté ou pays », a-t-il prédit.

PHOTO SUSAN WALSH, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le Dr Vivek Murthy, médecin en chef des États-Unis

Les données recueillies sur la solitude aux États-Unis sont aussi accablantes que préoccupantes, m’a expliqué Julianne Holt-Lunstad, scientifique principale derrière l’avis du médecin en chef.

« Les gens passent de plus en plus de temps en isolement et moins de temps à interagir avec leur famille, leurs amis et les membres de leur communauté. Et les tendances démographiques indiquent que plus de gens vivent seuls et que moins de gens se retrouvent dans des groupes sociaux – y compris religieux », rapporte cette experte, qui enseigne la psychologie et les neurosciences à l’Université Brigham Young (Utah).

On sait par exemple que désormais, seuls 39 % des adultes aux États-Unis estiment qu’ils se sentent « très liés » aux autres. Que plus de la moitié des adultes (58 %) disent se sentir seuls. Et qu’à peine 16 % des Américains se sentent très attachés à leur communauté locale.

Le tissu social se dégrade rapidement.

Hillary Clinton soutient que la solitude a été utilisée comme une arme (weaponized) par Donald Trump et son entourage pour arriver au pouvoir.

« Il y a toujours eu de jeunes hommes en colère, aliénés de la société dominante et susceptibles d’être séduits par les démagogues et les propagateurs de haine. Mais la technologie moderne fait grimper le danger à un autre niveau. C’était l’idée maîtresse de Steve Bannon », écrit-elle.

On sait que cet ancien stratège de Donald Trump avait entre autres, à l’époque, ciblé les communautés hostiles envers les femmes sur le web, tout particulièrement les célibataires involontaires (incels). « Parce qu’ils étaient faciles à manipuler et enclins à adhérer aux théories du complot » selon lui, rapporte Hillary Clinton.

En Ontario, Andrée-Anne Cormier mène actuellement un projet de recherche sur le problème croissant de la solitude et la fragilisation des liens sociaux. Elle confirme que la solitude est actuellement un défi majeur pour nos démocraties – et pas seulement aux États-Unis, même si le problème semble y être plus sérieux.

« La solitude chronique peut générer une peur du rejet social. Ça active des mécanismes de défense qui font que la personne va commencer à voir du danger dans ses interactions sociales. Ce qui va généralement mener à une méfiance envers les autres », dit cette professeure d’éthique et de philosophie politique à l’Université York.

Pour qu’une démocratie fonctionne, il faut un lien de confiance minimalement robuste entre les citoyens et l’État, et entre citoyens.

Andrée-Anne Cormier, professeure d’éthique et de philosophie politique à l’Université York

À l’ère du capitalisme de surveillance, alors que les données recueilles sur le web sont utilisées pour modifier nos comportements comme jamais auparavant – et que les fausses nouvelles se propagent plus vite que les vraies sur les réseaux sociaux –, instrumentaliser des citoyens en colère est presque devenu un jeu d’enfant.

Protéger l’intégrité du processus électoral ne suffira donc pas à freiner l’érosion démocratique chez nos voisins du Sud.

Le défi est encore plus vaste.

Pour paraphraser Daniel Bélanger, les Américains vont devoir trouver des moyens de se sentir moins « seuls ensemble ».

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