Comment des professeurs peuvent-ils renouer avec la classe après avoir été trahis par leurs élèves ? Est-ce possible de retrouver la paix et le bonheur d’enseigner quand cette précieuse relation de confiance est brisée ?

Ces questions, qui interpellent tous les profs de la planète, rongent particulièrement ceux du collège du Bois d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine, en banlieue de Paris. Et c’est ce qu’ils sont venus dire au tribunal pour enfants de Paris, fin novembre, à l’ouverture du procès de six adolescents – leurs anciens élèves – accusés d’avoir joué un rôle dans l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty – leur ancien collègue.

Depuis cet attentat terroriste survenu le 16 octobre 2020, il a été beaucoup question des motivations de l’assaillant, de la douleur de la famille de la victime, des ravages de la haine qui circule en ligne. Les profs du collège du Bois d’Aulne sont restés assez discrets. Ils ne cherchent pas tant à se faire entendre lors de ce procès qui se tient à huis clos. Ils souhaitent plutôt entendre leurs anciens élèves.

Ces cinq garçons et une fille, qui étaient âgés à l’époque de 13 à 15 ans, sont arrivés au tribunal en se cachant le visage dans leur manteau, flanqués de leurs parents et avocats. Ils ne sont pas accusés du meurtre comme tel (l’assaillant a été tué lors de l’opération policière), mais « d’association de malfaiteurs en vue de préparer des violences aggravées » (pour les cinq garçons) et de « dénonciation calomnieuse » (pour la fille).

« Nous avons besoin de comprendre comment ils en sont arrivés à désigner leur enseignant à un terroriste », ont plaidé la vingtaine de profs signataires d’une lettre lue par leur avocat à l’ouverture du procès.

« Nous sommes là car nous avons besoin de les écouter, de combler les blancs de l’histoire, de fermer le livre pour faire notre deuil », ont écrit les professeurs.

Nous avons aussi besoin d’être ici pour renouer la confiance avec les élèves en général, parfois se réconcilier avec eux, continuer d’être professeurs quand c’est encore possible.

Extrait d’une lettre signée par une vingtaine de professeurs du collège du Bois d’Aulne

PHOTO THOMAS COEX, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une affiche représentant l’enseignant français Samuel Paty dans les rues de Conflans-Sainte-Honorine, dans les semaines qui ont suivi sa mort, à l’automne 2020.

De la classe aux réseaux sociaux

Que s’est-il passé dans la tête de leurs élèves ? se morfondent les professeurs depuis maintenant trois ans. Pourquoi s’en être pris ainsi à leur confrère d’histoire-géographie ?

Dix jours avant le meurtre, Samuel Paty avait abordé en classe le sujet de la liberté d’expression. Avant de montrer deux caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo, il avait offert aux élèves qui préféraient ne pas les regarder de sortir de la classe.

Par la suite, une adolescente a raconté à son père que l’enseignant avait dit aux élèves musulmans de se signaler et de sortir de la classe avant de montrer les caricatures. En plus d’avoir tordu les faits, l’adolescente, qui figure au nombre des accusés, a menti sur un élément important : elle n’avait pas assisté au cours.

Fous de rage, le père et un autre militant islamiste (qui auront un procès distinct) ont alors mené une violente campagne sur les réseaux sociaux pour dénoncer le professeur.

Pendant dix jours, la rumeur a enflé, est devenue virale, a dégénéré dans un déferlement de haine qui a débordé bien au-delà du collège. Jusqu’à ce 16 octobre, où un homme de 18 ans, islamiste radicalisé, est débarqué d’Évreux (à 80 km de Conflans) pour forcer l’enseignant à « s’excuser ».

Pour identifier Samuel Paty, il a offert 300 euros à des élèves de l’école. Cinq ont accepté de faire le guet près du collège et de l’identifier pour lui. Lors des auditions avant le procès, ils ont juré, en larmes, avoir cru que leur professeur se ferait tout au plus « afficher sur les réseaux », peut-être « humilier », ou « taper ».

L’assaillant a plutôt poignardé et décapité Samuel Paty.

PHOTO DMITRY KOSTYUKOV, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des personnes déposent des fleurs devant l’école où Samuel Paty enseignait, le 22 octobre 2020.

La confiance brisée

« C’était vraiment des élèves très gentils », a témoigné anonymement l’un des professeurs à Radio France⁠1. « On n’est pas du tout dans des profils de délinquants », a ajouté une autre.

« Certains de nos élèves ont participé à cet attentat, il faut le dire comme ça, sans juger dans quelle mesure c’était volontaire, la justice le dira. Mais cette participation a fortement contribué à notre traumatisme », a aussi expliqué au journal Le Monde une enseignante qui dit s’être sentie trahie. « On leur a fait cours à ces élèves. Si la confiance n’existe pas, on ne peut pas enseigner. »

C’est en effet un élément capital de la relation prof et élève qui est en cause, note Mireille Estivalèzes, professeure à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal.

La relation de confiance se construit petit à petit, sur le respect réciproque. Cette relation fait en sorte que ce qui se passe dans la classe est quelque chose de privilégié. Ça n’a pas nécessairement vocation à se retrouver sur des réseaux sociaux.

Mireille Estivalèzes, professeure à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal

« Mais est-ce que la classe peut être un “sanctuaire” ? Est-ce que ça peut encore être un lieu un peu retiré du bruit du monde, un espace d’apprentissage, de discussion ? » Est-ce seulement possible, ajoute-t-elle, de protéger l’intimité de la classe avec ces téléphones portables qui peuvent photographier, filmer, enregistrer à l’insu de tous ?

Ces interrogations sont très vives chez les profs, dit Mme Estivalèzes. Qu’ils se trouvent en banlieue de Paris, à l’Université d’Ottawa ou n’importe où dans le monde. Et personne n’a la réponse.

Peut-être que les profs de Conflans, eux, auront quelques réponses à leurs questions. À leur grand soulagement, le tribunal de Paris a accepté qu’ils assistent au procès. L’un d’eux s’est dit convaincu que la démarche aura « un côté réparateur ». Une collègue a renchéri. « On se dit qu’être ensemble au procès va nous aider à faire notre deuil, à peut-être se sentir mieux, à se dire : je suis à ma place de professeur. »

L’histoire jusqu’ici

  • Début octobre 2020
    Samuel Paty est ciblé par une violente campagne de dénonciation en ligne selon laquelle il avait obligé des élèves musulmans à sortir de sa classe avant de montrer des caricatures de Mahomet.
  • 16 octobre 2020
    Samuel Paty, un enseignant d’histoire-géographie de 47 ans, est poignardé et décapité à la sortie du collège du Bois d’Aulne, en région parisienne.
  • 16 octobre 2020
    L’assaillant, un réfugié russe de 18 ans, islamiste radicalisé, est tué lors de l’opération policière qui a suivi l’attaque.
  • 27 novembre 2023
    Début du procès de six anciens élèves du collège, accusés d’avoir joué un rôle dans cet assassinat, qui se tient à Paris jusqu’au 8 décembre.
1. Consultez l’article « Comprendre la logique de l’engrenage » sur le site de Radio France Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue