Un jour, dans les gradins de l’aréna, j’expliquais le Québec à un Français qui attendait comme moi que son fils finisse l’entraînement. Il attendait aussi sa citoyenneté, s’étant lancé quelques années auparavant dans la grande aventure de l’émigration.

J’expliquais donc le Québec à Gérard, j’expliquais notre petit bout de pays tout simple et tout complexe à la fois.

C’est fou comme ce pays est une page blanche pour les immigrants. C’est sans doute le cas de tous les immigrants dans tous les pays du monde. Je veux dire : avant eux, avant leur arrivée ici, avant d’être obligés de s’intéresser à notre société, ils n’en connaissaient à peu près rien.

Je le dis sans malice, sans animosité. On peut bien apprendre par cœur l’histoire d’un pays et d’un peuple, l’humain vit quand même ses histoires avant l’Histoire.

J’expliquais donc à Gérard l’Histoire de notre petit peuple résilient, ce qui nous a forgés, ce qui nous distingue, nos luttes et nos échecs. Il m’écoutait patiemment, l’essentiel de mon propos était un objet de curiosité pour lui, pas qu’il n’en avait jamais entendu parler, mais je sentais bien que pour lui, c’était affaire de connaissances, justement. Pas affaire de tripes. Et c’est bien normal.

La discussion a bifurqué sur la langue…

Et Gérard a demandé : 

« Pourquoi je peux pas envoyer mes enfants à l’école anglaise ? »

Les deux bras, dans l’aréna, m’en sont tombés.

Hein ?

Il va vraiment falloir, me suis-je dit, que je lui explique pourquoi les enfants d’immigrants doivent aller à l’école française ?

« Ben, il y a 101 bonnes raisons, Gérard… »

J’ai commencé à lui expliquer. Notre poids démographique, minuscule. L’Amérique du Nord, immense et anglaise. L’anglicisation des nouveaux venus. La revanche des berceaux, jadis. La langue, comme assise de l’identité, de la culture. La loi, comme outil de préservation du français, la loi 101…

Mais Gérard n’en démordait pas : quand j’habitais à Malte, m’a-t-il dit, le plus vieux allait à l’école en anglais, il était bilingue, c’est bien d’être bilingue, pourquoi mes enfants ne peuvent pas aller à l’école en anglais, ici, c’est emmerdant à la fin, ça change quoi…

Là, Gérard, il commençait à me pomper l’air.

Je me suis un peu emporté, je crois que je lui ai dit que, sans la loi 101, sans la francisation des générations d’enfants d’immigrants depuis 40 ans, ce petit bout de pays français en Amérique – celui que tes aïeux ont abandonné, mon cher Gérard ! –, eh bien, ce petit bout de pays serait sur l’autoroute de la « louisianisation », sais-tu c’est quoi, la Louisianisation ? Pauline Marois l’a bien expliqué, ce phénomène, récemment…

Je me suis calmé, je pense ; j’ai trouvé les mots pour lui expliquer que c’est vraiment plate pour tes enfants qu’ils ne puissent pas aller à l’école en anglais, mais pour le collectif, pour le Nous, c’est un moindre mal. Et puis, l’anglais, l’anglais, Gérard, c’est comme le virus de la grippe : c’est super facile à attraper, regarde-toi, t’es pas allé à l’école en anglais et tu parles anglais, comme une vache normande, oui, mais tu comprends l’anglais, tu travailles en anglais, bordel, ben oui, t’as un accent, reviens-en, le gars du Texas a un accent et as-tu déjà entendu un gars de Terre-Neuve parler anglais ? Tout le monde a un accent…

« Tu liras la biographie de Lévesque par Godin, crisse, tu vas comprendre un peu.

— Qui ?

— René Léves…

— Je sais qui est René Lévesque quand même !

— Oui, bon, lis la biographie de Lévesque par Pierre Godin, tu vas voir d’où on vient… »

***

Les années ont passé, Gérard est devenu mon ami, il est aussi devenu Canadien avec sa petite tribu. Il a lu la biographie de René Lévesque, je ne sais pas s’il a mieux compris d’où nous venons, ce que nous sommes.

Mais je me souviens combien j’ai eu de la facilité à lui expliquer l’importance de la loi 101, son importance pour la survie de ce qui nous distingue comme peuple : parler, rêver, créer, chanter, écrire, aimer, se chicaner, se distinguer en français.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

« J’ai grandi à une époque où le rapport collectif avec l’anglais était encore difficile. L’anglais n’était plus “la langue du boss”, mais il l’avait été jusqu’à suffisamment récemment pour éveiller de petites haines chez un grand nombre de Québécois », écrit Patrick Lagacé.

Je n’avais que 5 ans quand la loi 101 a vu le jour, je n’ai aucune idée des tensions qui ont mené à son adoption. Mais je sais dans ma chair l’importance de la Charte de la langue française, fort probablement parce que j’ai grandi dans une époque où le politique et le social étaient linguistiques. La ligne de fracture politique n’était pas gauche-droite, c’était souverainisme-fédéralisme, et si l’idée de souveraineté existait, c’était d’abord et avant tout parce qu’elle était ancrée dans une certaine idée du français au Québec…

Qu’on soit souverainiste ou pas, c’est quand même une belle chose que dans notre coin de l’Amérique, dans une monoculture anglo-saxonne, survive un peuple qui parle, qui rêve, qui crée, qui chante, qui écrit, qui aime, qui se chicane et qui se distingue en français…

J’ai grandi à une époque où le rapport collectif avec l’anglais était encore difficile. L’anglais n’était plus « la langue du boss », mais il l’avait été jusqu’à suffisamment récemment pour éveiller de petites haines chez un grand nombre de Québécois…

Cette époque est révolue. Il n’y a plus de vendeuses de chez Eaton (qui n’existe plus) qui disent « Speak White » aux grenouilles qui ne parlent pas anglais.

L’époque a changé. Je ne dis pas que tout est gagné, que tout est formidable et que dans 200 ans, nous ne serons pas les Cajuns du nord-est de l’Amérique du Nord…

***

Je ne sais pas ce que nous serons dans 200 ans, mais je sais que ce soir, au moment d’écrire ces lignes, il y a un match à l’aréna Camillien-Houde. Mon ami Gérard sera là, car nos gars, qui sont aussi devenus amis, jouent encore dans la même équipe cette saison.

J’espère que dans les gradins, ce soir, Gérard ne me demandera pas pourquoi notre gouvernement national songe à légiférer pour – peut-être – obliger les commis de dépanneur à ne pas utiliser le mot « hi ! » en accueillant les clients parce que ce coup-là, je ne sais pas ce que je vais lui répondre…

Personnellement, Gérard, j’espère que l’État en profitera aussi pour rendre illégaux les « bon matin ! », les « ça l’a lair » et les « on va adresser cet enjeu », tant qu’à venir légiférer la langue des citoyens ordinaires…

J’espère que l’État en profitera aussi pour interdire les « du coup » utilisés par les fils et les filles de France qui, comme toi Gérard, ont choisi de poser leurs pénates ici…

Personnellement, je n’ai pas besoin du gouvernement pour dire à quelqu’un « Why don’t you go f*ck yourself » quand je ne suis pas content du service dans le commerce, mais il semble que l’époque ait changé : il semble que l’État, garant du collectif, ait aussi l’ambition de réglementer les salutations entre individus. L’État, sur le Bonjour-Hi !, songe à se muter en État-moniteur de camp de jour.

Si Gérard me pose des questions là-dessus, peut-être que je vais lui dire qu’ici comme ailleurs, des fois, l’État est parfois un peu nono.

Peut-être que je vais lui dire ce que je dis quand je veux changer de sujet sans dire que je veux changer de sujet : « Heille, Canadien va bien ! »