Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Mariana Mazza.

Québec. Le 17 décembre 2021. Il est 21 h 32. Je salue mon public, masqué. Je sens mes jambes vibrer au son des applaudissements et mon adrénaline redescendre doucement comme le vol plané d’une hirondelle. Je suis émue d’annoncer qu’au retour des Fêtes, je reviendrai dans leur ville pour entamer la nouvelle année avec eux. Je quitte la scène et la foule pour aller dans la loge, enfiler mon manteau et reprendre la route vers chez moi pour la dernière fois de l’année. Je suis fébrile, fière, tétanisée de constater que la vie est enfin repartie. L’euphorie. Une frime. Un mensonge. Je traverse la 20 dans un déni proportionnel à l’énergie que je viens de recevoir du public, très grande.

L’état léthargique dans lequel une fin de spectacle nous laisse est aussi agréable que le coup de pied au cœur qu’on reçoit pendant une heure et demie. C’est de l’héroïne légale. On se l’injecte dès que les lumières s’éteignent et on plane trop longtemps. J’ai souvent pensé que faire de la scène était une façon de nourrir mon ego démesuré et de combler mon manque d’amour paternel. Jusqu’au jour où j’ai regardé dans les pupilles dilatées, et mises en valeur par son masque, d’une jeune femme en première rangée. Elle riait et nourrissait ainsi le monstre affamé qui loge dans mon corps depuis 10 ans. Le rire est une prescription gratuite pour valoriser les êtres dépourvus d’attention que nous sommes.

Je me réveille le lendemain avec un message sur mon cellulaire. Ce n’est jamais bon signe quand mon gérant laisse un message. J’ai toujours l’impression qu’on va m’annoncer que le Québec a décidé, dans un vote secret, de m’enlever ma licence de divertissement. « Salut Mazza. Écoute, si tu veux aller au chalet plus longtemps que prévu, tu peux. On doit reporter les spectacles du mois de janvier. Je m’excuse d’être le porteur de mauvaises nouvelles. Ça va bien aller. »

Je laisse glisser mon cellulaire sur la tête de mon caniche qui siestait sur mes cuisses. Je fixe le vide comme une proie qui s’apprête à attaquer son repas. Ça va bien aller. Chalet. Reporter. Spectacles. Je regarde mes ongles quasi absents, le bout de mes doigts qui s’apprête à entrer dans ma bouche pour un autre tour de manège sanglant. Je me lève machinalement pour aller chercher ma boîte d’antidépresseurs qui traîne sur un bureau entre deux vieilles piles AA et des lacets de rechange pour des nouvelles espadrilles. Je prends un verre d’eau, les avale d’un coup et remercie mon public de me les avoir prescrits. Divertir une masse d’humains est un privilège qui vient avec la responsabilité de ne pas tomber en dépression trop souvent.

Je mets mon pouce dans ma bouche et je ronge. Comme on ronge la santé mentale des travailleurs de la santé. Des enseignants. Des artistes. De tout le monde. Je gruge le reste d’espoir qu’il me restait avant les nouvelles mesures de la Santé publique.

Les stores de mon salon sont fermés. Les ouvrir ne changerait rien. La lumière extérieure n’est pas assez forte pour me convaincre d’être positive. Ma bouche est sèche. L’eau me lève le cœur. J’ai le ventre qui gargouille. J’ai mal. Mal comme les adolescents qui ne peuvent pas se toucher. Mal comme madame Picard sur sa chaise berçante qui ne pourra pas embrasser ses petits-enfants. J’enlève le doigt de ma bouche, l’observe et me demande quelle parcelle de mon ongle je n’ai pas achevée. Achevée, comme le moral de nous tous. Il fait froid dehors et en dedans. Je ne vois plus le bout. « Hey, chiale pas ! Ta mère a fui le Liban. » Si seulement je pouvais fuir mon salon pour aller nulle part. Pour autant que je puisse me fuir pour mieux aller.

Je me ressaisis. Comme je peux. Comme on peut. Comme on fait depuis deux ans. Il y a pire. Il y a le futur. C’est lui, le pire. On ne le connaît pas. Il me regarde au loin. Ne me laisse pas lui parler. Mais il me regarde. C’est à moi de me lever et de l’affronter. Au pire, je fermerai les yeux et je bougerai mes bras. Au pire, j’appellerai mes voisins pour leur demander de l’aide. Au pire, je me dirai qu’il y a eu pire. Que ça ne peut pas être pire.

Je ne suis pas seule. Nous nous avons. Tenons-nous par la main et avançons vers l’inconnu. Comme nous le faisons depuis des siècles. L’incertitude fait peur (et mal) à bien des gens. Quand on l’aura affrontée, ensemble, on pourra rouvrir les yeux et voir la foule se lever. Applaudir. Rire. Sous les masques de la peur se cache la beauté du monde.

Donnez-moi ma dope que je continue à m’imaginer que le plus beau est à venir.