C’était en 1982. Un danseur de ballet qui rentrait d’un séjour à New York est entré dans le cabinet d’un médecin montréalais. Inquiet, le jeune artiste a dit : « Je pense avoir la maladie des Américains. » Le destin de Réjean Thomas venait tout à coup de prendre une nouvelle direction.

Il y a très exactement 40 ans, en 1984, Réjean Thomas a créé avec ses collègues Sylvie Ratelle, Alain Campbell et Michel Marchand un centre destiné aux maladies transmissibles sexuellement. Située dans le Village gai qui n’était alors constitué que d’une poignée de bars, la clinique s’est d’abord nommée l’Annexe avant de devenir l’Actuel.

« On nous disait que ça ne marcherait pas, me raconte Réjean Thomas. Le premier jour, les chaises de la salle d’attente n’étaient pas arrivées. Dès l’ouverture, la pièce était pleine d’hommes et de femmes qui attendaient debout. »

Certains patients sont arrivés traumatisés. « Je me souviens d’un homme qui m’a raconté que son médecin avait ouvert la Bible à la page de Sodome et Gomorrhe pour lui faire la morale. » En plus de l’herpès, de la gonorrhée et de la chlamydia, une nouvelle réalité s’abat sur l’équipe de l’Actuel. « Les premiers tests de dépistage du sida sont arrivés à la fin de 1984, dit Réjean Thomas. On ne savait pas quoi faire avec ça. »

Les premiers patients atteints du sida que rencontre Réjean Thomas sont infectés depuis quelques années. « Ils avaient une espérance de vie de six mois à deux ans. À cela se sont ajoutés les problèmes d’homophobie et de sérophobie du milieu hospitalier. On a dû se créer un réseau de médecins, d’infectiologues, d’hématologues et de pneumologues qui étaient plus ouverts. »

On oublie que la discrimination à l’égard des personnes atteintes du sida fut énorme dans les années 1980 et 1990. « Souviens-toi, c’était la maladie des quatre H : homosexuels, Haïtiens, hémophiles et héroïnomanes. »

Au cours de ces 40 années, Réjean Thomas a annoncé de mauvaises nouvelles à des centaines de gens. Sans doute qu’une lourdeur se fait sentir parfois sur ses épaules ? Je lui fais remarquer qu’il me raconte son parcours en souriant. « Tu sais, pour chaque patient à qui j’ai annoncé une mauvaise nouvelle, j’aurais pu pleurer. Chaque cas est une histoire de cinéma. Je pense à cette Africaine qui est venue au Québec dans l’espoir de faire venir sa fille. Elle pensait avoir enfin trouvé le bonheur et le ciel lui est tombé dessus. Je lui ai dit qu’elle avait le sida. »

Il y a aussi l’histoire incroyable de cette femme de 72 ans qui est venue le voir un jour. « Elle avait une petite enveloppe entre les mains. Elle me l’a remise en disant qu’elle était référée par son médecin. Je l’ai ouverte et c’était écrit “VIH positif”. Elle ne le savait pas. Son mari était mort de causes inconnues. Elle est décédée d’un cancer du sein à 92 ans. Elle est devenue une sorte de grand-mère pour moi. »

Augmentation des cas

Coup sur coup, deux rapports ont fait récemment état d’une augmentation de cas de VIH chez nous. D’abord celui de la Direction régionale de santé publique de Montréal publié en décembre 2023 qui montre que le nombre de cas a bondi de 120 % dans la métropole en 2022. Puis, en février dernier, une étude de la Fondation canadienne de recherche sur le sida (CANFAR) qui indique que 1833 nouveaux cas se sont déclarés au pays, soit une augmentation de près de 25 % par rapport à l’année précédente.

Les médias n’en parlent presque plus. Il est loin le temps où Janette Bertrand consacrait des émissions entières à cela. Tu sais à quand remonte la dernière grande campagne de prévention contre les ITS ? À Marie-Soleil Tougas.

Réjean Thomas

La coupable est la banalisation qui entoure maintenant cette maladie. « On répète beaucoup qu’on ne meurt plus du sida. Mais attention, ça demeure une maladie chronique et grave. Il y a deux semaines, j’ai rencontré un jeune patient de 25 ans. Il prenait la PrEP [prophylaxie préexposition] et il a cessé de la prendre. Il vient de commencer une trithérapie. Il vit avec ses parents qui ne savent pas qu’il est homosexuel. Nous sommes en 2024. »

Si vous voulez faire sortir Réjean Thomas de ses gonds, parlez-lui de la formation que reçoivent les jeunes médecins aujourd’hui sur les ITS et le VIH. « Ils ne savent rien de l’histoire du sida. Pour ce qui est des jeunes, ils font leur éducation sexuelle avec des films pornos. J’ai annoncé à un jeune de 19 ans qu’il était VIH et il ne savait pas de quoi je parlais. Pour certains, c’est une maladie de mononcle. Ce jeune avait demandé la PrEP à son médecin de Saint-Sauveur qui lui a dit d’aller à Montréal pour ça. Il s’est contaminé entre-temps. »

Malgré les avancées, il n’y a toujours pas de vaccin contre le sida. Il existe un traitement préventif et toujours pas de traitement curatif. « Les patients, ce qu’ils veulent, c’est guérir. Quand je leur annonce qu’ils ont le VIH, je leur dis que la stigmatisation sera associée à cela. C’est encore le cas. »

Et l’espoir ?

Est-ce que Réjean Thomas rêve à un traitement ou à un vaccin ? A-t-il espoir que cela se produira un jour ? « L’espoir que j’ai est que la recherche se poursuive. Lorsque la trithérapie est arrivée, j’ai eu peur que la recherche s’arrête. L’étude actuelle la plus intéressante est la prise par injection d’anticorps monoclonal tous les six mois. Pour le moment, ce traitement existe tous les deux mois. Et il s’en vient à titre préventif, en PrEP. »

Le dépistage reste encore le nerf de la guerre. Alors, quand Réjean Thomas entend que le gouvernement fédéral met fin au programme d’autotests, il monte au créneau.

Pour éradiquer le sida, il faudrait que 95 % des gens qui sont séropositifs le sachent. Et après ça, il faudrait que 95 % des gens soient sous traitement et 95 % soient indétectables. On a tous les outils nécessaires pour atteindre ça.

Réjean Thomas

L’occasion était belle d’aborder avec ce médecin d’expérience l’énième virage qu’on tente de faire prendre à notre système de santé. « Le système n’a jamais été aussi mal que maintenant. La bureaucratie est en train de nous rendre fous. Les listes d’attente me désespèrent. J’ai vu un patient de 73 ans aujourd’hui. Il a une fissure anale, il est incontinent. Son chirurgien lui a dit qu’il allait le voir dans deux ans. On n’a pas prévu le vieillissement de la population ? Ben voyons donc ! Je n’ai jamais vu autant de détresse dans mon bureau. Le crystal meth fait des ravages. La situation est désespérante. »

Le 9 mai dernier, Réjean Thomas a reçu le Prix rayonnement et engagement de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ). Après toutes ces années, j’avais oublié qu’il est d’abord un médecin de famille. « L’Actuel est l’une des rares cliniques où la prise en charge des personnes vivant avec le VIH est faite par des omnipraticiens. Je suis très fier de ça. »

Cela dit, Réjean Thomas revendique haut et fort le titre de médecin de santé communautaire. Pour celui qui a toujours voulu être docteur, c’est ce qui l’a guidé. « Je viens d’un milieu peu favorisé. Mais ma mère m’a toujours dit que ce n’est pas parce qu’on est pauvres qu’on n’est pas intelligents. »

Sa grand-mère a toutefois failli le faire dévier de son objectif. « Elle m’a dit un jour qu’elle aimerait que je devienne prêtre et que si j’acceptais, elle allait me laisser son héritage. Le problème, c’est qu’elle n’avait pas un sou », dit-il en riant.

Depuis quelque temps, beaucoup de gens s’inquiètent de savoir si Réjean Thomas partira bientôt à la retraite. Je crois qu’ils peuvent cesser de nourrir cette crainte. « J’ai commencé ma carrière en faisant des accouchements à Rimouski. Je suis devenu un spécialiste du sida à Montréal. Et là, mes patients ont décidé qu’ils ne mourraient pas. Donc, je redeviens un médecin de famille qui s’occupe aussi de cholestérol et d’hypertension. Ce n’est pas merveilleux ? »

Réjean Thomas ne parle jamais de sa vie privée. J’ose une question plus personnelle. Quand on consacre sa vie comme il l’a fait depuis 40 ans à la médecine, peut-on trouver un équilibre avec l’aspect sentimental ? Il prend une respiration. « C’est clair que cette lutte a mis de côté tout un pan de ma vie. Mais ce n’est pas grave. Je fais le plus beau métier du monde. »

C’est à ce moment-là que j’ai compris pourquoi Réjean Thomas arrive à parler de son quotidien avec un sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : La première chose que je fais à mon réveil, c’est me faire un expresso. J’ai toujours un café noir sur mon bureau même si je ne le bois pas toujours. C’est psychologique. Ni lait ni sucre, sauf à l’occasion, le soir, un macchiato au resto.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : Nelson Mandela, Simone de Beauvoir, Barack Obama, Sigmund Freud, Platon, Nelly Arcan, Oscar Wilde, ma mère et Janette.

Le dernier livre que j’ai lu : N’essuie jamais de larmes sans gants, de Jonas Gardell. C’est un livre que tous les étudiants en médecine devraient lire ainsi que les gens touchés par le VIH/sida. Très émouvant, mais tellement juste.

Réjean Thomas en six dates

  • 1955 : naissance à Tracadie-Sheila, au Nouveau-Brunswick
  • 1979 : médecin à Rimouski
  • 1984 : création de la clinique l’Actuel
  • 1994 : candidat aux élections provinciales pour le Parti québécois
  • 2005 : fait chevalier de l’Ordre national du Québec
  • 2009 : devient membre de l’Ordre du Canada