Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’actrice, chanteuse, scénariste et réalisatrice Carole Laure.

Gilles était un de nos plus brillants cinéastes.

Un homme que j’ai aimé profondément.

Il brûlait de passion. Et son intelligence pétillait.

Il m’impressionnait, me fascinait.

Je suis entrée dans sa lumière.

Une lumière d’une intensité rare et d’une immense richesse. Je n’en suis vraiment jamais sortie, je la sens encore, je sens encore les rôles qu’il m’a écrits. Ils m’ont aidée à vivre. En revoyant il y a quelques semaines La mort d’un bûcheron à la Cinémathèque, mon premier grand rôle, j’ai encore mesuré la force de son cinéma et la chance de ma rencontre avec lui, par hasard dans un restaurant montréalais, il y a 50 ans.

PHOTO FOURNIE PAR CAROLE LAURE

Carole Laure dans La mort d’un bûcheron, un film de Gilles Carle sorti en 1973.

Il a orienté ma vie. Il m’a tout appris généreusement. Avec lui, je rêvais un chemin que je suis encore aujourd’hui.

Les années que j’ai passées avec Gilles ont été des années merveilleuses de bonheur. Il était un chercheur obsédé par l’idée de communiquer. Il parlait beaucoup, il questionnait. Il aimait aussi provoquer, faire rire. Oui oui, faire rire. Cela, il aimait beaucoup. Toujours sincèrement.

Plusieurs de ses films sont comme une déclaration d’amour à une femme.

Gilles aimait les femmes.

Il m’a souvent parlé de sa mère, qu’il adorait, et de sa sœur Madeleine.

Puis, de Suzelle, sa première femme, avec qui il a fondé une famille. Ses filles ont toujours parlé de la personnalité forte de leur mère, qui a beaucoup aidé Gilles au début de sa carrière.

Il y a aussi eu des actrices importantes dans sa vie, comme Suzanne Valéry, Andrée Pelletier, Anne Létourneau et la magnifique Micheline Lanctôt.

Plus tard vient Chloé. Une histoire d’amour qui a duré jusqu’à sa mort.

Je sais que Gilles Carle vivra à jamais dans nos mémoires au Québec et dans le monde grâce à ses œuvres qui sont remplies de son imaginaire, qui parlent de nos racines et de nos combats.

Comme on me pose souvent la question sur ses façons de travailler, voici juste un petit exemple autour du film Fantastica, qu’il a tourné en 1979.

  • Denise Filiatrault et Carole Laure, un chapeau de cowboy blanc sur la tête, dans Fantastica.

    PHOTO FOURNIE PAR CAROLE LAURE

    Denise Filiatrault et Carole Laure, un chapeau de cowboy blanc sur la tête, dans Fantastica.

  • Gilles Carle, Carole Laure et Lewis Furey sur le plateau de tournage de Fantastica, en juillet 1979.

    PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

    Gilles Carle, Carole Laure et Lewis Furey sur le plateau de tournage de Fantastica, en juillet 1979.

1/2
  •  
  •  

La première fois que Gilles Carle m’aborde au sujet de ce film, il me dit :

« Je te vois avec un chapeau de cowboy sur la tête. D’ailleurs, tu n’es pas la seule, tout le monde porte un chapeau. Vous êtes dans un club western et vous portez tous un chapeau de cowboy de la même couleur… blanc.

— Ah, je chante une chanson western ?

— Non, tu dis un poème de Baudelaire. »

Trois semaines plus tard, il me téléphone :

« Tu connais le peintre Magritte ?

— Oui, je l’aime beaucoup.

— Je te vois en princesse de la nuit, dans un jardin à la Magritte… Tons de verts et de bleus. Tu descends du ciel.

— Je suis une princesse triste ou gaie ?

— Triste.

— Je le savais. »

Pendant le tournage, à un moment où je suis maquillée en « animal de la jungle » des pieds à la tête, il m’entraîne hors du plateau.

« Veux-tu m’écrire quelques notes personnelles sur ton angoisse de la mort ? J’ai besoin d’un commentaire au moment où tu apparais sur le cheval blanc…

— Qu’entends-tu par personnelles ?

— J’entends très, très personnelles. »

Ces trois anecdotes, je ne les ai pas choisies au hasard. Je veux montrer que pour Gilles Carle, il n’y avait pas d’ordre d’importance des choses : tout est important, un mot, un son, une couleur. Il construisait ses films à partir de… fascinations. Je ne trouve pas d’autres mots pour vous expliquer sa manière de faire un film.

Pour lui, le rêve ou la réalité, c’était pareil. Magritte, un club western, mes pensées secrètes sur la mort, tout cela se rejoignait quelque part, envahissait l’écran, le débordait. Il y a une scène dans Fantastica où je parle de l’éternité en fabriquant des pizzas à la truite.

Ces fascinations me fascinaient, je les comprenais.

Au moment où tout le monde semblait croire qu’un film peut agir sur le public d’une façon claire et précise, Gilles croyait, lui, que le cinéma opère d’une façon beaucoup plus secrète.

Il m’a déjà dit, à la blague, « change de souliers, je viens de changer le sens de la séquence ».

Autrement dit, soignons chaque détail, il est peut-être plus important qu’on le croit.

On ne peut décider d’avance de la pensée du public, de sa manière de recevoir un film. Ce cinéma, secret, fascinant, c’est celui qui me convenait alors, qui me convient encore.

J’aimais ses qualités, j’aimais ses défauts ; je m’y retrouvais, et je m’y perdais.

C’est un grand bonheur d’avoir tourné plusieurs films avec lui.