Il s’agit de l’une des premières choses que Ben Grosser demande à ses étudiants en arts de l’Université de l’Illinois en début d’année : avez-vous déjà effacé un message sur les réseaux sociaux au bout de 10 minutes, parce qu’il n’avait pas suscité l’intérêt que vous espériez ? Immanquablement, la majorité des étudiants répondent oui.

« Alors je leur dis : choisissez n’importe quel artiste de l’histoire que vous connaissez et que vous admirez. Imaginez qu’il a créé son œuvre la plus révolutionnaire et qu’il l’a montrée à un groupe de personnes. Imaginez ensuite que si la réaction n’a pas été unanimement positive dès les 10 premières minutes, il a jeté cette œuvre aux poubelles. »

Les idées avant-gardistes prennent du temps à être appréciées. La première représentation du Sacre du printemps de Stravinski a provoqué une émeute, rappelle Ben Grosser. « On considère aujourd’hui que c’est l’une des œuvres fondatrices de la composition au XXsiècle », dit-il.

« Et pourtant, sur les réseaux sociaux, on charrie l’idée que si la réponse n’est pas immédiatement favorable à une idée, elle n’a pas de valeur. Laisser les plateformes décider de ce qui a de la valeur ou pas pervertit et réduit la possibilité de nouvelles idées. »

C’est justement parce qu’il en a contre cette idée absurde, normalisée par les réseaux sociaux, que l’on peut juger d’interactions sociales en des termes quantitatifs, regrette-t-il, que l’artiste et professeur mène depuis une décennie une « croisade » contre les données métriques visibles sur les interfaces de réseaux sociaux.

En 2012, Ben Grosser a créé le Demetricator, une application qui permet de faire disparaître tous les indicateurs numériques de Facebook (le nombre de likes, d’abonnés, etc.). Il a fait de même ensuite avec Instagram et Twitter, afin que les utilisateurs se libèrent de leur obsession numérique et de la dopamine provoquée par un like.

L’idée que la quantité vaut plus que la qualité n’a jamais donné de très bons résultats. Je pense que plus nous nous concentrons sur les chiffres, plus nous nous éloignons des solutions.

Ben Gosser, artiste et professeur à l’Université de l’Illinois

Il en veut notamment à Elon Musk d’avoir ajouté davantage de données métriques à Twitter, où l’on peut désormais constater non seulement la quantité de likes, d’abonnés et de retweets, mais le nombre de fois qu’un tweet a été vu. « Vous ne pouvez pas devenir l’homme le plus riche du monde sans être obsédé sans cesse par cette idée de toujours en avoir plus », croit-il.

Toujours plus !

En 2019, Grosser, qui est aussi un artiste numérique, a réalisé le moyen métrage Order of Magnitude, un montage de 47 minutes d’archives du fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, répétant le mot « more » (plus) des centaines de fois en entrevue ou lors de conférences, et y ajoutant très souvent les mots « millions » et « milliards ».

L’œuvre, exposée notamment au Centre Pompidou de Paris et au festival SXSW d’Austin, est actuellement montrée à l’Université Harvard, où Mark Zuckerberg a créé Facebook en 2004 et où Ben Grosser est un professeur associé à l’Institute for Rebooting Social Media.

C’est en quelque sorte en réaction à cette obsession du « plus » de Zuckerberg que Grosser a créé Minus (moins), une œuvre présentée à Londres en 2021, doublée d’un réseau social qui compte des abonnés limités à seulement 100 messages.

« L’une des conclusions que j’ai tirées de mon travail sur Minus, dit-il, est que les nouvelles contraintes mènent aux nouvelles conversations. Le statu quo dans le design d’une plateforme mène à une conversation qui stagne. Si vous continuez à reproduire le modèle Twitter, vous allez créer plus de conversations comme celles que nous avons sur Twitter. Ce n’est pas ce que je nous souhaite. »

Consultez le site de Minus (en anglais)