Les mésaventures de Twitter, TikTok et Facebook font beaucoup de bruit. Les beaux jours des réseaux sociaux semblent bien loin. Mais de nouveaux réseaux voient encore le jour, avec l’espoir de proposer, enfin, la formule optimale. À quoi devrait ressembler ce réseau social idéal ? Notre chroniqueur Marc Cassivi, utilisateur assidu de Twitter, a posé la question à des experts.

Twitter est mort, vive Twitter !

C’était un tweet anodin. J’ai écrit le mois dernier que j’étais nostalgique de l’époque où l’on allait sur Twitter pour se divertir, s’informer et échanger des idées, plutôt que pour y affronter une armée de trolls. Ce qui m’a valu, inévitablement, quelques insultes de trolls…

J’ai fait le deuil des conversations signifiantes sur Twitter bien avant que le réseau social accepte, il y a un an, l’offre d’achat de 44 milliards d’Elon Musk. Je ne m’en sers plus guère que comme un fil de presse. Depuis que Musk a pris le contrôle du réseau à l’oiseau bleu en octobre et y a imposé sa vision d’autocrate, rien ne va plus. Les discours haineux prolifèrent comme jamais et l’exil des utilisateurs s’accompagne d’un exode des annonceurs.

PHOTO DADO RUVIC, ARCHIVES REUTERS

Elon Musk, grand patron de Twitter, à travers le logo du réseau social

Seulement 16 % des adultes québécois utilisent Twitter, selon une enquête de l’Université Laval menée en 2021. En comparaison, 85 % des adultes québécois se servent de Facebook, 59 % de ceux-ci utilisent YouTube et 42 %, Instagram. Il reste que l’influence de Twitter sur l’information est énorme. Il y a beaucoup moins d’utilisateurs de Twitter dans le monde (environ 500 millions) que de Facebook (3 milliards) ou d’Instagram (2 milliards), mais l’instantanéité de l’information sur Twitter et la possibilité d’y participer à une discussion sur l’actualité en temps réel n’a pas d’égal. Pour l’instant.

Les réseaux sociaux sont à la croisée des chemins. Facebook et Twitter sont accusés de nuire à la démocratie en profitant financièrement du clivage et de la radicalisation des points de vue, tout en contribuant à la désinformation et à la manipulation des électeurs. TikTok est sous la loupe des gouvernements occidentaux en raison de son manque d’égards pour la protection de la vie privée et de ses liens étroits avec l’État chinois.

Les réseaux sociaux sont pourtant là pour de bon. Plusieurs concurrents aux grands acteurs que sont Meta (Facebook, Instagram) et Twitter ont récemment vu le jour, notamment Bluesky, le nouveau réseau du cofondateur de Twitter, Jack Dorsey. Les réseaux de niche se multiplient et il serait illusoire de croire qu’un seul réseau social puisse remplacer tous les autres. Mais si ce réseau existait, quelle forme prendrait-il, dans un idéal absolu ? J’ai posé la question à quelques experts.

Ce qui a rendu toxiques des plateformes comme Twitter, un réseau quasi fleur bleue à ses débuts, propulsé par des mouvements spontanés comme #ThrowbackThursday (un appel à la nostalgie) ou #FollowFriday (la mise en lumière de son prochain), est leur tendance à promouvoir par des algorithmes ce qui est le plus populaire. Or, le conflit et les tweetfights entre personnalités publiques sont plus populaires, et plus rentables, que les échanges nuancés.

Un contre-réseau social

C’est en réponse à cette volonté des réseaux de toujours tendre vers le « plus », peu importe les conséquences, que Ben Grosser, artiste et professeur à l’Université de l’Illinois, a créé en 2021, d’abord comme une œuvre d’art, Minus (moins). Ce réseau social s’appuie sur un principe très simple : chaque usager a la possibilité de rédiger 100 messages sur la plateforme, ni plus ni moins, « pour la vie ». Tout en ayant la possibilité de répondre aux messages d’autres utilisateurs aussi souvent que désiré.

Il n’y a pas d’algorithme, pas de stratégie d’engagement, pas de « likes », pas d’abonnés, pas de monétisation, pas de dollars échangés pour un crochet bleu, rappelle Ben Grosser, un partisan du less is more, qui a voulu créer un réseau différent, qui encourage ses utilisateurs à ralentir plutôt qu’à courir.

« Le slogan des dirigeants de Facebook était au départ “Move fast and break things”. C’est ce qu’ils ont fait : ils ont bougé vite et ils ont cassé beaucoup de choses, y compris la démocratie aux États-Unis et ailleurs dans le monde ! », me dit Ben Grosser.

« Je ne crois pas que Minus soit la solution aux problèmes des réseaux sociaux, ajoute-t-il. Mais c’est une façon différente de penser les réseaux sociaux. Nous avons laissé à une poignée d’entreprises le soin de définir ce qu’est un réseau idéal. Chaque nouvelle plateforme, que ce soit Substack Notes ou Bluesky, sont des clones de Twitter. Elles sont toutes intéressées par une chose : encourager leurs utilisateurs à s’investir. Il faut qu’il y ait toujours plus de likes, plus d’abonnés, plus de retweets, afin d’obtenir un maximum d’utilisateurs, constamment en progression. »

Il faut lutter contre ce modèle basé sur la croissance infinie, qui est le modus operandi de tous les réseaux sociaux depuis l’émergence de Facebook, créé en 2004 par Mark Zuckerberg à l’Université Harvard, croit Ben Grosser. L’artiste a animé fin mars un atelier sur les designs alternatifs de réseaux sociaux à l’Institute for Rebooting Social Media… de l’Université Harvard. Parmi les propositions des participants, il y avait l’interdiction de répondre à un tweet pendant 60 minutes, de manière à obliger les utilisateurs à prendre du recul avant de réagir.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Elizabeth Dubois, professeure au département de communications de l’Université d’Ottawa

Des géants comme Meta ont plus d’influence et de pouvoir que certains gouvernements élus. « Il faut exiger de ces compagnies un niveau de transparence qu’on n’a jamais vu, croit Elizabeth Dubois, professeure au département de communications de l’Université d’Ottawa qui s’intéresse notamment à la manipulation des médias sur les réseaux sociaux. Il faut comprendre comment notre information est contrôlée, afin de prendre de meilleures décisions, s’assurer du respect des règlements et de la protection des gens contre le harcèlement et les discours haineux. »

À l’instar de Ben Grosser, Elizabeth Dubois est associée à la chaire de recherche éphémère du Berkman Klein Center de l’Université Harvard, créée l’an dernier afin de se pencher sur les problèmes « les plus urgents » des réseaux sociaux.

L’appel des réseaux de niche

Plusieurs experts croient que l’avenir des réseaux sociaux se trouve dans les contenus de niche, accessibles par des plateformes décentralisées telles Bluesky, Reddit ou encore Mastodon, qui n’est pas envahie par la publicité ni régie par les algorithmes, mais n’est pas aussi simple à utiliser que Twitter.

« Nos identités en ligne risquent d’être plus fragmentées entre plusieurs sites, croit Claudine Bonneau, professeure au département d’analytique, opérations et technologies de l’information de l’UQAM. Les jeunes sont par exemple sur Discord, dans des communautés ciblées autour de certains champs d’intérêt. »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UQAM

Claudine Bonneau, professeure au Département d’analytique, opérations et technologies de l’information de l’UQAM

De plus en plus, il y a un passage d’un média social centralisé vers plusieurs petites communautés différentes.

Claudine Bonneau, professeure au département d’analytique, opérations et technologies de l’information de l’UQAM

L’un des intérêts d’un réseau décentralisé comme Bluesky, précise-t-elle, est qu’il est possible de créer des applications distinctes dans le giron du réseau, tout en échappant à son contrôle. Un utilisateur peut retirer ses billes à tout moment et aller voir ailleurs, dans une autre application, s’il s’y trouve mieux, sans perdre ses contacts, ses abonnés ou la communauté qu’il a créée. Cela permet aux usagers d’exercer un meilleur contrôle sur leurs communications, en étant moins à la merci des réseaux, des algorithmes et des trolls.

Encore faut-il y avoir accès. Bluesky, lancé en février, est un réseau accessible sur invitation seulement et la liste d’attente compte plus de 1 million d’aspirants usagers. Bruno Guglielminetti, chroniqueur techno et consultant indépendant en stratégie de communication numérique, est l’un des quelque 35 000 abonnés de la plateforme de Jack Dorsey, qui est sur toutes les lèvres.

PHOTO FOURNIE PAR BRUNO GUGLIEMINETTI

Bruno Guglieminetti, chroniqueur techno et consultant indépendant en stratégie de communication numérique

« Le problème, c’est qu’il n’y a pas encore assez de francophones. Tout se passe en anglais. Ce n’est pas très intéressant d’un point de vue culturel pour nous », constate le réalisateur de balados, pour qui le réseau social idéal aurait l’efficacité de TikTok et la bienveillance qu’il a retrouvée brièvement pendant la pandémie sur la plateforme audio Clubhouse.

Bruno Guglielminetti fut aussi l’un des premiers Canadiens à obtenir un crochet bleu de Twitter, lorsque le service payant a été offert en juin 2021, ce qui lui a donné accès à de nouvelles fonctionnalités (tweets plus longs, possibilité d’éditer ses gazouillis, etc.). Il est plus optimiste que d’autres face à l’avenir du réseau à l’oiseau bleu.

Vers un réseau « couteau suisse »

« Derrière son acquisition de Twitter, ultimement, ce qu’Elon Musk veut faire c’est sa fameuse application multifonctions X, qui sera une version occidentale de [l’application chinoise] WeChat. Dans une même application, il y aura l’équivalent de Facebook, Instagram, Booking, PayPal, Twitter, etc. Ce sera une application couteau suisse. Mais pour l’instant, on est en transition et c’est assez douloureux », dit-il.

Claudine Bonneau rappelle quant à elle que sans Twitter, des mouvements sociaux tels #metoo et #BlackLivesMatter n’auraient pas connu le même impact. « Il y a des voix peu entendues qui ont pu se faire entendre, note la professeure de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Il faut juste trouver une nouvelle forme pour que ce soit plus agréable et viable que présentement. »

Il n’y a pas de trolls sur l’application Minus, précise de son côté Ben Grosser. « Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas essayé, dit-il. La structure du système n’incite pas les trolls à polluer la conversation et n’amplifie pas leur voix quand ils le font. »

L’artiste de Chicago, qui souhaite l’émergence de réseaux sociaux publics « qui ne sont pas conçus pour rendre un très petit nombre de personnes extrêmement riches », reconnaît que Twitter et Facebook ont permis à plusieurs mouvements sociaux importants de s’émanciper (on pense au Printemps arabe ou à la révolution verte iranienne). Il estime en revanche que ces entreprises privées « ont nui à la démocratie, encouragé les discours haineux » et créé un climat toxique exacerbé par des milliardaires mégalomanes.

Elon Musk aurait-il ironiquement, par ses décisions intempestives des deniers mois, contribué au fait que nous soyons plus conscients des risques associés aux réseaux sociaux ?

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ D'OTTAWA

Elizabeth Dubois, professeure au département de communications de l’Université d’Ottawa

« Pour certains, oui, concède Elizabeth Dubois, jointe à Boston. Mais pour d’autres, je crains une forme d’apathie. Twitter a pratiquement aboli le département de la sécurité lorsqu’Elon Musk est devenu propriétaire. Il y a eu le fiasco des crochets de vérification, celui des étiquettes données à des médias publics. Quand il y a un manque de transparence, on perd confiance et on se dit : à quoi bon ? C’est inquiétant, parce que les plateformes de réseaux sociaux sont une partie importante de notre écosystème d’information. »

Six réseaux parallèles à Twitter

ILLUSTRATION CATHERINE BERNARD, LA PRESSE

Bluesky

Une plateforme sociale décentralisée créée en 2019 par Jack Dorsey, alors qu’il dirigeait Twitter, puis lancée en février 2023. Son PDG est Jay Graber.

Nombre d’utilisateurs : 35 000 (avril 2023) ; 1 million de candidats en attente d’une invitation

Consultez le site de Bluesky (en anglais)

Substack Notes

Une fonctionnalité de la plateforme d’infolettres Substack, créée en avril 2023 par Chris Best, Jairaj Sethi et Hamish McKenzie, permettant d’envoyer de courts extraits, images ou liens.

Nombre d’utilisateurs : 35 millions sur Substack (avril 2023)

Consultez le site de Substack Notes (en anglais)

Mastodon

Une plateforme sociale décentralisée de microblogage, sans publicités, créée en 2016 par le développeur allemand Eugen Rochko

Nombre d’utilisateurs : 1,2 million (avril 2023) ; le réseau est passé de 300 000 à 2,5 millions d’usagers en novembre 2022, après la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk.

Consultez le site de Mastodon (en anglais)

Reddit

Un site web d’actualités sociales, divisé en communautés d’intérêts particuliers, créé en 2005 par Alexis Ohanian et Steve Huffman, qui en est le PDG.

Nombre d’utilisateurs : 52 millions (mars 2023)

Consultez le site de Reddit

Discord

Une application de communication par clavardage vidéo, vocal ou textuel, populaire auprès des amateurs de jeux vidéo en ligne, créée en 2015 par Stan Vishnevskiy et Jason Citron, qui en est le PDG.

Nombre d’utilisateurs : environ 500 millions (avril 2023)

Consultez le site de Discord

Clubhouse

Un réseau social audio créée par Paul Davison et Rohan Seth en mars 2020… devenu populaire lorsque Elon Musk en a vanté les mérites. D’abord accessible sur invitation, il est libre à tous depuis 2021.

Nombre d’utilisateurs : 10 millions (mars 2023)

Consultez le site de Clubhouse (en anglais)