Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Olivier Niquet.

J’aime la Floride. J’y vais régulièrement depuis que je suis tout petit (régulièrement comme dans une fois tous les cinq ans). J’y étais encore récemment, pour Noël. La Floride est à la fois confortable et fascinante. La plaque tournante de l’industrie de la retraite pépère et un chef-lieu du grotesque systémique. Le paradis et l’enfer.

Ce n’est pas pour rien que les faits divers les plus stupéfiants commencent souvent par « Florida Man… ». Les hommes de Floride sont devenus un mème, sur l’internet. « Un homme de Floride arrêté après avoir lancé un alligator par la fenêtre du service à l’auto d’un Wendy’s ». « Un homme de Floride essaie de voler une scie mécanique en la cachant dans ses pantalons ». « Un homme de Floride appelle le 911 parce que son chat s’est vu refuser l’entrée dans un bar de danseuses ». Ce sont de vrais titres de journaux. Personne d’autre qu’un homme de Floride n’aurait pu inventer ça.

Et ça fonctionne aussi avec les femmes. Roulant sur une autoroute à six voies avec ma Mustang rouge louée (think big), j’ai croisé une femme avec pas de casque qui zigzaguait sur sa mobylette parce qu’elle essayait de mettre la main sur le sac de réglisses calé entre ses jambes, tout en tenant son téléphone de l’autre main. Vos calculs sont bons : ça ne laisse plus beaucoup de mains pour tenir le guidon. L’espace d’un instant, j’ai imaginé la manchette du Miami Herald : « Une femme de Floride étrangle le conducteur aux cheveux poivre et sel d’une Mustang rouge à l’aide d’une réglisse noire après que celui-ci a failli la percuter. »

L’homme de Floride distille l’absurdité à toutes les échelles, ce qui fait que la Floride flirte parfois avec la dystopie.

Dans la dernière année, le gouverneur Ron DeSantis a ordonné le bannissement de plusieurs manuels scolaires qui faisaient prétendument la promotion de concepts antiracistes dangereux pour les enfants. Il fait aussi la guerre aux drag queens qui auraient une mauvaise influence sur les jeunes de nos jours et a interdit l’enseignement de concepts liés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre dans les écoles. Nos exégètes de la liberté d’expression qui s’explosent la jugulaire devant la moindre anecdote internationale liée à la culture de l’annulation s’intéresseront peut-être à la chose un jour. Peut-être.

Les ouragans sont de plus en plus violents en Floride et le golfe du Mexique est périodiquement inaccessible en raison des marées rouges dont la fréquence augmente depuis que l’agriculture industrielle confond les rivières avec des toilettes chimiques. Des espèces envahissantes comme les pythons, les iguanes et les conducteurs de motomarines font des ravages dans les milieux naturels floridiens. Malgré tout, la Floride est faite d’autoroutes bordées d’une myriade de petits centres commerciaux sans âme où il fait bon se stationner. Un urbanisme toxique (je viens d’inventer ça). Tant pis pour la diversité, le raffinement et l’air du large.

PHOTO SCOTT MCINTYRE, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le gouverneur de la Florise, Ron DeSantis, au moment de sa réélection, en novembre dernier

En même temps, les hommes et les femmes (Ron DeSantis ne veut pas que je vous parle des autres) de Floride sont affables, généreux et gentils. Sauf peut-être le gars qui a lancé un alligator par la fenêtre d’un Wendy’s. Lorsque vous les croisez sur le terrain de shuffleboard (paraît qu’il faut dire « jeu de palets » en français) ou sur leur tricycle géant entre deux manches de pickleball (paraît qu’il faut dire « tennis léger » en français, même si « balle cornichon » me plaît davantage), ils n’hésitent pas à engager la conversation autour de la pluie et du beau temps. Dépourvus de filet social, ils ont développé un réflexe d’entraide inspirant et leurs échanges transpirent l’empathie.

En Floride, ma carte Costco fonctionne, mon permis de conduire est accepté et mes repères culturels ne sont pas tellement chamboulés.

Je connais tous les personnages de la dystopie floridienne puisqu’ils sont au quotidien dans nos médias. Les politiciens, les vedettes et les criminels. Ils sont nos influenceurs. Et si je suis chanceux, je peux même assister à un spectacle de Michèle Richard à Hallandale. Juste si je suis chanceux. Par-dessus tout ça, il y a la plage, le golf et les « outlets ». La dystopie est familière et climatisée, ce qui la rend encore plus douillette.

Habitués que nous sommes de voir le pire des États-Unis faire l’actualité, il est facile d’oublier que l’homme de Floride ordinaire est charmant. Son insouciance devant l’environnement qui fout le camp est sans doute volontaire. Les soucis ne rendent pas heureux. Mais j’ai tendance à être optimiste. Un jour, les millénariaux, plus sensibles à ces enjeux, prendront aussi leur retraite et iront jouer à la balle cornichon en tricycle électrique.

La Floride me rappelle surtout qu’il y a beaucoup à faire pour protéger la spécificité de notre terroir. On a récemment appris que les opossums, ces bestioles que l’on décrit comme des rats gros comme des chats, s’installeraient tranquillement dans nos contrées devenues météorologiquement clémentes. Une drag queen qui fait la lecture aux enfants a presque dû annuler ses représentations sous la pression de certains élus. Les réseaux sociaux contournent notre culture en raison de leurs algorithmes unilingues et arbitraires. Ça fait beaucoup d’écosystèmes menacés.

J’aime la Floride, mais j’aime aussi la quitter pour retourner dans mon propre confort indifférent. Chez nous aussi, il nous arrive de prendre notre retraite de la réalité pour éviter d’être tracassés et il n’est pas facile de résister au désir de décrocher totalement. Décrocher momentanément en devenant un homme de Floride est une façon agréable de mettre les choses en perspective.