Alain Deneault est courageux, mais il n’est pas masochiste. À contrecœur, le professeur de philosophie de l’Université de Moncton a renoncé à enseigner l’essai Critique de la raison nègre d’Achille Mbembe.

À la suite de l’affaire du « mot commençant par un N » à l’Université d’Ottawa, c’était devenu trop risqué. Ses étudiants n’ont pas pu discuter en classe de cet ouvrage qui dénonce pourtant le colonialisme et le capitalisme, et qui est écrit par un Camerounais. « Qui en ressort gagnant ? Absolument personne », lance M. Deneault.

Essayiste prolifique, le philosophe était de passage à Montréal en novembre pour parler de son plus récent essai, Mœurs – de la gauche cannibale à la droite vandale.

La liberté de parole, il en a déjà payé le prix.

En 2008, il a publié Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique, une enquête sur des sociétés minières canadiennes. Barrick Gold et Banro l’ont poursuivi en diffamation. L’affaire s’est réglée à l’amiable.

Par la suite, le philosophe a été incapable de trouver du boulot à l’université. « Le sujet est délicat », m’avoue-t-il dans un café.

Il pèse ses mots avant de continuer. « Chaque fois que je posais ma candidature, il y avait des irrégularités... C’est comme si la porte se refermait toujours... »

Pour des raisons personnelles, il déménage en Acadie. Une fois installé, l’Université de Moncton lui offre d’enseigner sur son campus de Shippagan.

Là-bas, au lieu de subir la censure, il a dû se l’imposer. L’histoire figure dans son nouvel essai, aussi stimulant que les précédents.

Deneault mène en parallèle trois chantiers : des études de cas sur les puissants (Total, Irving, paradis fiscaux), une série sur l’économie vue hors du capitalisme ainsi que de courts livres sur « l’idéologie de l’époque », comme l’extrême centre, le rapport aux Premières Nations et le règne des médiocres.

Mœurs est le plus récent ajout à cette série. Il frappe là où on ne l’attend pas. Pour la première fois, il s’attaque autant à la droite qu’à la gauche. « À une gauche, en fait », précise-t-il.

Le terme « woke » ne sortira pas de sa bouche pendant notre entretien. Il choisit soigneusement ses mots, et celui-là ne fait pas partie de son vocabulaire. On comprend qu’il s’en prend à un courant de la gauche identitaire.

Avant d’aller plus loin, Deneault fait une mise au point : le racisme existe, tant en version individuelle que systémique, et les luttes intersectionnelles sont justes. « Si vous êtes une femme, vous risquez davantage d’être discriminée. Et c’est encore plus vrai si vous êtes noire et si vous êtes gaie », rappelle-t-il.

Mais pour lui, la pensée et l’action doivent aller ensemble. Il veut faire avancer ce combat sans cautionner les incohérences, les raccourcis ou les sophismes.

Nier le racisme est un grave défaut, mais voir du racisme partout est aussi une forme d’excès.

Alain Deneault, professeur de philosophie

Selon lui, nos débats se résument trop souvent à des guerres de tranchées. « On accole des étiquettes pour juger l’autre à l’avance, peu importe le contexte, avant de l’avoir entendu. C’est une logique manichéenne et stupide. »

La gauche doit oser faire elle-même ce constat, insiste-t-il. Sinon, ceux qui sont étouffés par ce moralisme ne liront que des critiques venant de la droite. Et c’est à ce camp qu’ils se rallieront.

« C’est arrivé durant la pandémie, dit-il. Toute remise en question des mesures sanitaires devenait suspecte. Les médias ont calomnié non seulement les dissidents, mais aussi les sceptiques modérés. Forcément, certains sont allés ailleurs. »

Depuis la sortie de son essai, Deneault se réjouit de sentir chez ses lecteurs un « immense appétit pour la nuance ». Une forme d’oxygène pour la pensée.

Mais attention : cet esprit de la mesure ne doit pas être confondu avec une position centriste. Ce serait mal connaître Deneault.

Le terme « radical » ne l’effraie pas. Il juge qu’en écologie, notamment, les idées radicales sont les plus raisonnables. Dans Politiques de l’extrême centre, paru en 2016, il dénonçait le culte du « pragmatisme » et du « gros bon sens ». Il y voit une idéologie qui s’ignore. Notre système économique et politique n’est pas neutre. En l’acceptant comme un état naturel, voire souhaitable, et en réduisant la politique à la gestion de ce modèle, on tue la possibilité d’un débat.

Dans Mœurs, il s’intéresse à l’éthique. Il dénonce les affrontements binaires. Il prône plutôt de penser en fonction des circonstances. Sa boussole est Aristote. « Pour lui, l’éthique est une affaire de degrés. Il ne propose pas de formule mathématique pour dire comment trancher à l’avance chaque question. L’éthique, ce n’est pas 2 + 2 = 4. »

On en revient au livre de Mbembe.

Alain Deneault n’est pas du genre à vexer des gens pour le plaisir d’affirmer sa liberté d’expression. Il connaît le poids des mots. Mais le fait qu’une personne soit insultée n’est pas pour autant un argument suffisant. C’est un critère ingérable. Car on ne peut pas prévoir le ressenti, et on ne peut pas en débattre non plus. « Les affects pris pour eux-mêmes ne font que s’opposer les uns aux autres. On n’en débat que si on s’enquiert de la raison des émotions », résume-t-il.

Il s’inquiète aussi que l’ignorance devienne un argument, comme avec le livre désormais sulfureux de Pierre Vallières. Sans forcément souscrire aux thèses de Vallières, Deneault lui reconnaît un grand mérite. « C’était un intersectionnel avant l’heure. Il voulait soutenir les causes particulières des plus opprimés, tout en les unissant pour avancer en même temps des combats communs. »

Voilà ce que le philosophe souhaite pour la gauche : défendre les minorités sexuelles, religieuses et culturelles, mais dans une logique d’addition et non de soustraction. En rassemblant les gens au lieu de les enfermer dans des cases identitaires et de paralyser le débat avec des tabous.

Sinon, la gauche sera divisée. Et aussi récupérée. Car Deneault rappelle que les puissants n’ont aucun problème à manier les symboles identitaires.

Par exemple, au début des conférences de presse, des élus ont pris l’habitude de reconnaître qu’ils se trouvent en territoire autochtone non cédé. On peut y voir un geste de réparation. Mais c’est hypocrite. La preuve : le Nouveau-Brunswick a demandé à ses ministres de ne plus faire de telles déclarations, par crainte que des Premières Nations ne les citent devant le tribunal pour réclamer les territoires...

Deneault cite également le cas de Lockheed Martin qui offre à ses employés une formation sur les biais et les préjugés racistes. Il n’y est pas formellement opposé. Mais il remarque surtout que la société se donne une bonne conscience et soigne son image. Pourtant, ça reste quand même un marchand d’armes ! Et de toute façon, si une Sénégalaise gaie vend des tanks à l’Arabie saoudite, sera-t-on plus avancé ?

Deneault est conscient que ce discours est contesté au sein de la gauche. Il a lui-même été attaqué.

Lors d’une discussion sur les exactions des sociétés minières en Afrique, une personne lui a demandé de se taire. En tant qu’homme blanc, il n’aurait pas la légitimité d’en parler.

Si un Occidental utilise la misère en Afrique pour se mettre en valeur, je comprends tout à fait le malaise. Je reconnais aussi que les populations locales n’ont pas assez la parole. Mais si j’arrête de parler, les Congolais ne seront pas immédiatement entendus.

Alain Deneault, professeur de philosophie

Il a raison. En dénonçant chez lui ces multinationales, Deneault braque au contraire les projecteurs sur des gens souvent oubliés.

Toute sa carrière, le philosophe a dénoncé la « droite vandale ». Il n’a jamais eu l’illusion que ce combat serait facile. Mais la victoire serait moins improbable sans cette attirance morbide de sa famille politique pour la mutinerie.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : noir. Serré. Double. En me disant toujours que ce sera peut-être le dernier, bientôt le dernier. Ou presque. Les conditions sociales et écologiques de la caféiculture ne pourront pas éternellement être celles qui nous permettent d’en obtenir en abondance comme maintenant.

Mon dernier livre lu : La fin de l’homme rouge, de Svetlana Alexievitch, la lauréate du prix Nobel de littérature qui est aux antipodes de l’écriture au je...

Un livre que tout le monde devrait lire : Éthique, de Spinoza.

Une personne qui m’inspire : la journaliste Marie-Monique Robin. La psychanalyste Marie-Laure Susini. Le romancier Éric Vuillard.

Un évènement historique auquel j’aurais voulu assister : la révolution de Février, à Paris en 1848.

Qui est Alain Deneault ?

  • Né en Outaouais
  • Titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université Paris VIII, sous la direction de Jacques Rancière
  • Professeur de philosophie et de sociologie au campus de Shippagan de l’Université de Moncton
  • Auteur de près de 20 essais publiés notamment chez Écosociété et Lux Éditeur