Cet été, Contexte invite ses lecteurs à des tête-à-tête qui provoquent la réflexion. Chaque semaine, l’un de nos chroniqueurs anime une discussion entre deux personnalités québécoises afin d’échanger autour des moments fondateurs de leur vie. Rima Elkouri inaugure la série avec une rencontre entre l’ingénieure en aérospatiale de la NASA Farah Alibay et l’une de ses idoles d’enfance, la comédienne Marie Eykel.

À l’ombre d’un saule majestueux du parc Jarry, je ne saurais dire qui de nous trois était la plus heureuse que les astres soient alignés pour que cette rencontre ait lieu.

Même si elles ne s’étaient rencontrées qu’une seule fois, la comédienne Marie Eykel et l’ingénieure en aérospatiale de la NASA Farah Alibay avaient l’air de deux amies qui reprennent la conversation là où elles l’avaient laissée.

Elles se vouent une admiration réciproque. « Pour moi, Marie Eykel et Passe-Partout, c’est mon enfance, comme c’est l’enfance de beaucoup de Québécois », dit l’ingénieure en aérospatiale de 34 ans, qui est née à Montréal et vit à Los Angeles.

Quand Marie Eykel a su qu’elle était invitée à En direct de l’univers le 31 décembre 2021 pour faire une surprise à Farah Alibay, grande fan de Passe-Partout, elle en était toute remuée. « Hein ? Farah, elle me connaît ? Elle s’intéresse à moi ! ? J’étais complètement émue et honorée. »

Des fans de la génération Passe-Partout (j’en suis !), qui lui disent avec émotion à quel point elle a marqué leur enfance, la comédienne de 74 ans en croise encore très souvent. Mais des poussinettes qui ont piloté une mission sur Mars, disons que c’est un peu plus rare.

Enfant, Farah s’intéressait plus à la lecture qu’à la télé. « Mais on avait droit à 30 minutes de télé par jour. Et mon 30 minutes, c’était toujours Passe-Partout ! »

Elle trouvait dans l’émission une bienveillance qu’elle ne sentait pas nécessairement à l’école, où elle était la seule fille d’immigrants.

J’ai grandi à Joliette, une ville quand même assez blanche. J’ai toujours été LA personne différente. Ça n’a pas toujours été facile. Il y avait beaucoup d’intimidation à l’école.

Farah Alibay

Pour la petite Farah timide qui devait endurer son lot d’épisodes racistes, il y avait dans Passe-Partout cette idée qu’un autre monde est possible. « C’était une émission où tout le monde était accepté. Il y avait de la diversité. Ça envoyait le message que tu avais le droit d’être toi-même, d’être curieux. C’était vraiment important pour moi de voir ça quand j’étais petite. »

L’ingénieure, qui a encore les DVD de Passe-Partout chez elle, avoue en riant qu’elle a sans doute écouté l’émission « beaucoup trop longtemps ».

« Cela n’a pas donné un très mauvais résultat ! », lance Marie Eykel, sourire en coin.

Le rêve de l’espace

Comment une petite fille d’immigrants qui grandit à Joliette en arrive-t-elle à devenir ingénieure à la NASA ?

Il y a d’abord eu la découverte du film Apollo 13 vers l’âge de 8 ans qui a allumé une petite flamme en elle.

« Ce qui me fascinait, c’était de voir les ingénieurs travailler ensemble. Parce que je m’imaginais toujours que ce sont des gens assis devant leur ordinateur toute la journée. Moi, je suis une personne sociable, j’ai besoin du monde autour de moi. Le film m’a vraiment passionnée. L’espace, ça fait rêver. »

Élevée dans une famille qui se tenait loin des stéréotypes de genre, Farah a grandi en voyant qu’elle avait le droit de tout faire. « C’était quand même les années 1990 dans une famille d’immigrants d’origine indienne [de Madagascar], musulmane. Mais mon père faisait la cuisine, passait l’aspirateur… Et si je voulais apprendre quelque chose, on m’encourageait à le faire. Quand mon père construisait quelque chose, c’est moi qui l’aidais. J’ai utilisé une perceuse à l’âge de 6 ans ! »

Il lui a fallu du temps toutefois pour vraiment oser se projeter dans l’univers traditionnellement masculin qui l’a séduite dans Apollo 13.

Ce qui a été difficile, c’est que, dans ce film, il n’y a personne qui me ressemblait. C’est le thème de ma vie ! Ça m’a pris des années pour me donner le droit de rêver. En voyant des femmes comme Mae Jemison et Julie Payette réussir dans leur domaine, j’ai pu me dire : “OK ! Peut-être qu’il y a une place pour moi aussi !”

Farah Alibay

À l’âge de 16 ans, quand elle vivait en Angleterre, les mots d’une conseillère en orientation qui la décourageait de poursuivre son rêve l’ont marquée.

« Quand je lui ai dit que je pensais aller en aérospatiale, elle m’a répondu : "Oui, mais tu es bonne à l’école, tu peux faire ce que tu veux… Pourquoi aller en ingénierie ? C’est un domaine qui est dominé par les hommes." »

La dame voulait sans doute la prévenir que ce serait difficile. Elle l’a invitée à reconsidérer son choix pour plutôt faire médecine.

« C’est fou comment des mots d’adulte comme ceux-là nous marquent vraiment lorsqu’on est jeune. Quelqu’un te dit quelque chose et ça peut changer le cours de ta vie ! Mais moi, je suis têtue. Alors je me suis dit : "Non ! Je vais vous montrer, madame, que je peux y aller !" »

Elle y est allée. Et son objectif est devenu très précis l’été de ses 24 ans, lorsqu’elle était stagiaire à la NASA et terminait son doctorat en aérospatiale. « C’était en 2012. J’ai fait mon premier stage au Jet Propulsion Laboratory, le centre de la NASA où je travaille maintenant… Cet été-là, j’ai vu l’équipe quand on a fait atterrir l’astromobile Curiosity sur Mars et ça m’a vraiment marquée. »

Plus que jamais, Mars était dans sa ligne de mire.

Une enfance libre

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Farah Alibay

Pour Marie Eykel, ce qui a été fondateur, c’est son enfance vraiment libre.

« J’avais une mère formidable qui était drôle, rieuse, aimante, qui adorait la fantaisie et l’imagination. »

Encouragée par sa mère, Marie Eykel, qui est née à Montréal et a grandi à Saint-Lambert, a passé son enfance à inventer des personnages.

« J’étais toujours en retard à l’école parce que j’avais trop de fun chez nous ! Je partais à la course et je passais dans les ruelles parce que j’étais une princesse polonaise poursuivie par des Cosaques. Là, j’arrivais à l’école et je laissais les Cosaques à la porte… Mais je n’étais pas folle ! »

Comme Farah à Joliette, la jeune Marie au nom de famille étranger, petite-fille d’immigrants des Pays-Bas et de l’Irlande, a dû apprendre à composer avec sa différence à une époque — les années 1950 – où il y avait peu d’immigrants autour d’elle.

« Quand je revenais de chez nous en pleurant, surtout au primaire, en disant : "Ils rient de mon nom" — parce que j’étais la seule qui n’avait pas un nom québécois —, ma mère me disait : "Ah ! Occupe-t’en pas ! Ils sont jaloux !" »

Sa mère poussait ses filles à cultiver leurs différences. « Elle disait : "Non ! Pas besoin d’être comme les autres. Vous êtes ce que vous êtes !" Ou bien tu t’écrases parce que tu es différent et tu ne t’en sortiras pas, ou bien tu te dis : c’est intéressant, ce que je suis, et je vais faire ce que j’ai à faire. »

Accueillir sa différence

« C’est beau de voir que la différence, c’est quelque chose qui nous a marquées toutes les deux », souligne Farah.

« Moi, c’était une petite différence, nuance Marie Eykel. Parce que je suis blanche et mes origines sont quand même européennes… »

Pour Farah, l’apprentissage s’est fait à la dure. Longtemps, elle n’osait pas dire à quel point elle avait souffert d’exclusion.

Maintenant, j’en parle beaucoup parce que je sais qu’il y a quelqu’un d’autre qui doit se sentir comme ça et qui n’ose pas en parler. Moi, j’aurais aimé que quelqu’un me dise : “Oui, moi aussi, des fois, je me sens comme ça, comme si je n’avais pas ma place ici.”

Farah Alibay

Lorsqu’elle était jeune, elle ne voulait rien savoir d’être différente. Elle se rappelle comment son déménagement en Angleterre à l’âge de 13 ans lui a permis de s’affirmer davantage, même si elle devait apprendre une nouvelle langue et un nouveau pays. Pour la première fois, elle, fille d’origine indienne, n’était plus seule dans sa catégorie. « Il y a quand même beaucoup d’Indiens en Angleterre. D’autres gens comme moi, qui savent comment te faire les sourcils, qui ont les mêmes cheveux que toi ! Ma mère m’a dit : "On a vu une différence dans ta personnalité." »

Il lui a fallu près d’une décennie encore pour voir sa différence comme un atout. « Ça m’a pris beaucoup de temps, peut-être pas avant la vingtaine, avant de réaliser que la différence, dans le fond, est une force. Surtout dans mon domaine. J’ai réalisé que les gens se souviennent de moi. Ç’a été comme ça au début de ma carrière. Et je me disais : comment ça se fait que tu te souviens de moi ? Parce qu’il n’y en a pas deux qui me ressemblent ! »

Marie Eykel a osé la contrarier. « Toi, tu penses que c’est parce que tu as l’air différente, mais moi, je ne pense pas. Je pense que c’est à cause de ta personnalité. Tu es remarquable. Tu es un être humain tellement pétillant, vivant, éclatant. C’est pour ça que les gens se souviennent de toi. »

Impossible détachement

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Marie Eykel

Marie Eykel avait 32 ans lorsque sa mère adorée a été emportée par un cancer du poumon, à l’âge de 62 ans.

« J’étais vraiment dans le cœur du tournage de Passe-Partout. C’était dur parce que j’avais une peine épouvantable et le lendemain, il fallait que j’aie l’air joyeuse : "Ah ! Les amis ! Tout va bien, on est joyeux !" Mais c’est la vie, aussi… »

Pendant 20 ans, elle a adouci la vie d’enfants atteints du cancer au CHU Sainte-Justine. Elle arrivait en costume de Passe-Partout. « Et là, je me suis rendu compte que j’avais vraiment un pouvoir, en quelques minutes, d’amener des enfants qui souffraient, qui étaient tristes, qui ne parlaient plus, dans un univers où ils pouvaient s’évader avec moi pendant une heure. »

Avec les années, le personnel soignant faisait appel à elle dans les situations les plus crève-cœur. « Marie, peux-tu venir faire un tour ? »

Elle se souvient d’un enfant, piqué de partout, qui refusait net d’autres aiguilles, même s’il n’avait pas le choix. « Je suis allée chercher des seringues et on les a remplies d’eau. Et je lui ai dit tout bas : là, tu te laisses piquer. Et la minute que les infirmières ont fini, on les arrose ! »

L’enfant qui d’habitude hurlait n’a pas dit un mot durant l’injection. Et l’opération arrosage lui a fait un bien incroyable. « Il riait comme un fou. Cela a permis de poursuivre le traitement sans que ce soit aussi épouvantable. »

Même si elle était heureuse de pouvoir aider un peu, Marie Eykel y allait toujours à reculons.

Chaque fois que je sortais d’une chambre, j’allais pleurer. C’était trop dur. Ce n’est pas acceptable, un enfant de 3, 4 ou 5 ans qui va mourir…

Marie Eykel

À l’âge de 50 ans, la comédienne a fait une maîtrise en art-thérapie dans l’espoir de poursuivre ce travail avec plus de détachement. « Des gens m’ont dit que ça m’aiderait pour pouvoir avoir une distance avec les enfants. Mais ça n’a rien donné ! Parce que je ne suis pas bonne avec la distance ! Je n’ai pas le tour avec la distance ! » Et c’est bien pour ça que sa présence était si appréciée…

Cette expérience l’a aidée au cours des dernières années au moment où elle a eu elle-même à affronter la maladie — un cancer du sein et une paralysie de Bell.

« Ça donne de la force. Je ne peux pas l’expliquer rationnellement. Mais je pense que tout ça m’a rendue beaucoup plus forte. »

Faire jaillir l’étincelle

Pour Marie Eykel, il importe de transmettre aux autres le goût de la créativité que sa mère lui a transmis. Elle l’a fait comme art-thérapeute, notamment auprès de mères seules démunies. Elle commençait chaque atelier en les invitant à fermer les yeux pour écouter un conte. « Je leur disais : "Là, la réalité, vous la laissez là." Et pour deux heures, tout est possible. Elles adoraient ça ! »

Elle les encourageait à faire de même avec leurs enfants. « La voix de notre mère qui nous lit une histoire quand on est petit, il n’y a rien qui bat ça. »

L’idée ? Rallumer une flamme qu’elles avaient en elles à l’adolescence et dont personne ne s’est occupé.

Pour Farah Alibay, il est tout aussi important de redonner à la société. Même si son horaire est ultrachargé, l’ingénieure-vedette s’efforce, dans ses rares temps libres, d’aller à la rencontre de jeunes. Elle fait du mentorat avec les Grands Frères Grandes Sœurs de Los Angeles auprès d’enfants de milieux défavorisés.

Elle se rappelle une conférence qu’elle avait accepté de donner dans une école de Los Angeles située à une heure et demie de route de chez elle. Il pleuvait. Elle était en retard. En prenant la route sous un ciel orageux, elle se demandait pourquoi elle avait dit oui.

Elle a eu sa réponse des années plus tard, lors d’une conférence de la NASA sur l’hélicoptère qui a volé sur Mars. « Une fille hispanophone m’a écrit : “Tu ne te souviens peut-être pas, mais tu es venue à mon école. J’ai vu quelqu’un qui me ressemblait. Une femme brune qui a réussi… Ça m’a tellement inspirée que je suis en deuxième année d’université en aérospatiale.” »

Farah a pleuré en lisant le message. Car cette mission auprès des jeunes qui n’ont pas de modèles lui tient tout autant à cœur que ses missions sur Mars.

« Ça me donne de l’énergie de faire ça. C’est extraordinaire de faire une différence dans la vie de quelqu’un. C’est la plus belle chose qu’on puisse donner… »