Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Émilie Bibeau.

Parfois, tout d’un coup, la vie change.

Il était tout près ce changement, à deux coins de rue, mais on ne l’avait pas vu venir.

« Objects in the mirror are closer than they appear », il paraît.

Il y a quelques années, dans l’expression du plus grand cliché, c’est-à-dire « au moment où je m’y attendais le moins », je suis devenue belle-maman. Un rôle magnifique, à la fois valorisant et ingrat, intrigant et riche... Je ne veux pas mal paraphraser les héros de Marvel ni surtout me prendre pour l’un d’eux, mais force est d’admettre qu’avec ce rôle viennent de grandes responsabilités, et que même si on n’est pas le parent biologique, même si ce n’est pas nécessairement notre devoir, malgré nous, avec le temps, on prend part à l’éducation des enfants. Ce n’est pas banal, ce qu’on choisit de léguer à des petits humains qui partagent notre quotidien, se construisent et cherchent leur place dans le monde.

D’emblée, je dois dire que l’enseignement qu’ils reçoivent à l’école est excellent. Et leurs professeurs, extrêmement dévoués, en font bien plus que ce que leur tâche exige. Mais avec le temps, j’en suis rapidement venue à me demander pourquoi l’initiation à la philosophie ne se faisait pas dès le primaire, au même titre que la musique et l’éducation physique. Peut-être y aurait-il un moyen de l’intégrer à un cours déjà existant sans alourdir la tâche des professeurs ?

Car même si on apprend à écouter, attendre son tour de parole, respecter les autres, etc., les professeurs ne peuvent pas prendre en main l’entièreté de ce que représente l’apprentissage du « vivre ensemble ». Et si, comme le dit Tire le coyote, « l’enfance est un territoire colonisé », tous n’ont évidemment pas les mêmes chances à la maison.

Par contre, tous, sans exception, à l’école ou à la maison, s’interrogent sur le monde qui les entoure.

Dans le livre-BD Alice et Simon se posent plein de questions de Pastorini, Grisseaux et Ohazar, on discute avec les enfants de sujets sensibles tels que : « Pourquoi existe-t-on ? Peut-on décider d’être libre ? Que signifie dire je t’aime ? A-t-on tous besoin d’amour ? Penses-tu que les désaccords sont des obstacles à la discussion ou bien une richesse ? »

Aussi, la pandémie nous aura certainement confirmé que vouloir se sortir d’une grande ou d’une petite crise seul, c’est voué à l’échec, que nous sommes bâtis pour collectivement nous en sortir et que cohabiter, vivre en société avec les limites obligatoires que cela implique, ça s’apprend.

Sur les ondes de France Inter, Boris Cyrulnik a dit : « Comment vivre en société si on ne s’interdit pas des choses ? La société, c’est la renonciation à une part d’épanouissement de soi, pour laisser les autres s’épanouir. En société, on doit s’amputer, se restreindre, s’empêcher. »

Et si on apprenait tout ça plus amplement dès le primaire ?

Nous nous plaignons souvent que la société dans laquelle nous évoluons manque cruellement de nuances, mais si la nuance s’apprenait déjà dès un tout jeune âge ?

Les enfants sont très encouragés à se découvrir eux-mêmes et c’est essentiel, mais il me semble qu’on met moins l’accent sur le comment vivre avec les autres, comment nuancer sa pensée et être apte à ce que celle-ci rencontre celle des autres...

Surtout à une époque où la pensée est quelque peu disloquée, éparpillée et souvent radicale. Époque où les réseaux sociaux prennent une place importante et parfois inquiétante dans l’expression de cette pensée, souvent impulsive. Époque où l’on accorde aux autres un grand pouvoir de validation sur notre propre vie.

Cité dans Le Devoir l’an dernier, le psychologue Nicolas Lévesque affirme : « Avant, on avait inventé l’idée que Dieu nous regardait vivre. Aujourd’hui, on l’a remplacé par l’œil des réseaux sociaux. Quelqu’un nous observe et dit : “I like, je valide ce que tu vis.” Je nous souhaite plus d’indépendance face à ce regard-là. » Et les enfants pourraient dorénavant être conscientisés plus jeunes à cela.

Frédéric Lenoir, populaire philosophe français, avait mis ce sujet d’actualité en France il y a quelques années et je crois que c’est une idée qu’il ne faudrait pas laisser de côté. Car, plus que jamais, posséder des outils qui permettent d’avoir un recul, une perspective sur le monde à venir, surtout à une époque où les enfants sont bombardés d’informations et d’opinions devant des écrans où l’on se compare, où l’on trouve que tout est mieux ailleurs, où ils sont confrontés à toutes sortes d’enjeux dont ceux environnementaux, extrêmement sérieux, cet accompagnement me semble essentiel.

Comme le disait encore Nicolas Lévesque au Devoir : « Je pense que l’avenir est dans l’humilité. L’essentiel reste dans l’ombre et je nous souhaite d’apprendre à valoriser un engagement moins spectaculaire, parfois invisible, mais qui fait une réelle différence et contribue au bien commun. »

S’initier philosophiquement au bien commun dès l’enfance, ça me semble un noble et nécessaire objectif qui devrait s’ancrer concrètement dans la réalité scolaire. Ça et, bien sûr, être vigilants à ce que nous, nous incarnons comme modèles.