Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Mariana Mazza.

13 h 21. Je suis allongée sur ma chaise longue. Je cuis au soleil au même rythme qu’un œuf plein de beurre dans une poêle brûlante. Il y a deux ans, j’ai choisi cette maison pour deux raisons : l’ensoleillement en permanence à travers de grands arbres à maturité et la cour d’école. Il serait fautif de dire que je n’ai pas de voisins. J’ai en 400. Ils sont dans ma cour, trois fois par jour.

Je ne suis pas particulièrement attachée aux enfants qui jouent pendant leurs récréations, mais je les reconnais par leur voix. Je m’attache à leurs histoires, leurs peines, leurs cris insupportables. Ils me ramenèrent aux bruits constants des quartiers où j’ai grandi.

Ils sont souvent sous le grand saule qui surplombe ma cour quand il est totalement déployé. Les jeunes aiment aller inventer des histoires sous lui pour se cacher du soleil et avoir un peu d’intimité.

Je prends toujours le temps de les écouter, de les juger, de rire. La confiance et la personnalité de l’humain se développent précisément là : dans une cour d’école où la méchanceté et le partage se côtoient fréquemment. Comme si les émotions contraires apprenaient à cohabiter.

Il y a ce petit gars qui gueule comme s’il était constamment en train de prendre en feu. Ce petit garçon ne se tanne jamais de hurler de son plus fort. Dès que les portes de l’école s’ouvrent, il remplit ses poumons d’air et en laisse ressortir l’excès d’énergie. Il peut frustrer à force de crier, mais il se fait du bien.

Il y a la petite fille qui invente toujours qu’elle est présentement dans un chalet. Elle a six chambres et elle aime inviter ses amis dedans.

Son amie, elle, habite souvent dans un chalet encore plus grand.

Alors la première petite fille lui dit qu’elle n’a pas le droit d’avoir plus de chambres d’invités qu’elle. Elles commencent à se chicaner et moi je me demande si je dois intervenir. Elles me font réaliser que même ce qui se passe dans notre tête peut confronter les autres. Cette conversation se termine en chicane. J’ai envie de leur dire que plus le chalet est grand et plus il aura de chances d’être vide.

Il y a la surveillante qui n’est pas heureuse dans la vie. Je pense qu’elle n’aime pas son travail ni les enfants. Elle répète toujours trois fois la même indication sans retour d’aucun enfant. Je la soupçonne d’être schizophrène et d’habiter dans sa tête.

Il y a Leo, mon voisin de 5 ans, qui vient toujours me saluer et qui amène avec lui un nouveau copain pour se vanter qu’il est mon voisin. Ses amis sont rarement impressionnés et retournent courir en criant de leur plus fort dans le vide.

J’aime me sentir normale. Pas impressionnante. Un enfant, ça te ramène à ta forme la plus simple.

Finalement, il y a le petit criss. Celui que je pincerais tout doucement. Pour le faire pleurer sans le blesser.

Ce petit criss-là joue seul sous le saule pleureur. Il se pend à la plus longue liane et tire de toute ses forces en espérant la briser. Personne ne lui dit jamais rien. Je ne suis pas un arbre, mais je sais qu’en ce moment, si l’arbre pouvait y donner une petite jambette, il le ferait. Il a dormi tout l’hiver, s’est réveillé tout nu au printemps et enfin l’été il est à son plus beau. Et c’est à moment que le petit criss vient le brusquer en essayant de le briser.

Et c’est là que je deviens la voisine que tu ne veux pas avoir.

Je vais sur le bord de ma clôture et je dis avec ma voix de vieille surveillante à boute d’exister : « Jeune homme, il ne faut pas tirer sur la branche. »

Il arrête. Me regarde et se fige.

Avec mon index je fais des « non », en répétant : « Il ne faut pas tirer sur la branche. Est-ce que tu aimerais ça que je m’accroche à tes cheveux et que je tire fort, fort, fort ? »

Il court vers la surveillante, la réveille de son hallucination schizophrène en disant : « La madame a dit qu’elle me tirerait les cheveux. »

Je crie au travers de ma clôture que ce n’est pas vrai, que c’était une métaphore et que je ne lui ferai pas de mal pour vrai.

Je retourne sur ma chaise longue en me disant que la vie d’adulte est confrontante à bien des égards, mais jamais autant que celle d’un enfant de 5 ans qui cherche à exister sans déranger.

Jusqu’à ce qu’il se rende compte que je suis leur voisine.

J’adore les enfants. Surtout ceux qui existent au plus fort de leur créativité.