L’exercice est pratiquement impossible à faire et pourtant, nous l’avons imposé aux photographes de La Presse : parmi les (dizaines de) milliers d’images qu’ils ont prises depuis le début de leur carrière, quelles sont les dix qui ont été les plus marquantes ? Un choix déchirant et très personnel. Ce mois-ci, Martin Tremblay a plongé dans ses archives.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Avril 2005, États-Unis. Un festival rock où toutes les paroles sont des louanges à Dieu. Un Woodstock du rock chrétien. The Ichthus Festival rassemblait un jeune public religieux venu écouter son groupe de musique chrétienne préféré. Sous une tente, un prêcheur entouré d’une dizaine de jeunes parle de Dieu en utilisant l’humour. Plus loin, le son d’un homme récitant un verset de l’Ancien Testament attire mon attention. Le temps de lever mon regard vers lui, un jeune homme à l’allure d’un marginal vient l’entendre. Je déclenche mon appareil photo, juste le temps de faire quelques clichés. Et c’était terminé.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Août 2005, Niger. Ils ont fait le voyage derrière un camion-benne pendant des heures. Une très longue route où le désert asséchait le paysage. Épuisée, déshydratée et affamée, une mère arrivait avec son enfant dans un hôpital de fortune de Médecins sans frontières. En 2005, le Niger, pays le plus pauvre d’Afrique, devait combattre une crise alimentaire mortelle. « Fais des photos pour que le monde voie ce qui se passe ici », me demande ce médecin italien. Le petit Brahim avait du mal à boire au sein maternel. À bout de force, il a laissé sa tête tomber par-derrière, inconscient dans les bras de sa mère. Il était trop tard. La famine venait de faire une nouvelle victime. C’est à ce moment que mes photos ont pris une dimension plus importante. Elles devaient aller au-delà de l’actualité et transmettre de la compassion et de la sensibilité.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Décembre 2006, République démocratique du Congo. Vivre dans la terreur des massacres, des pillages et des enlèvements. Le Nord-Kivu, en République démocratique du Congo, regorge de ressources naturelles. Cette richesse alimente un conflit sans fin. La dernière estimation parle de près de 5 millions de morts. Une guerre qui a pris ses racines dans l’héritage du génocide de son voisin, le Rwanda. En 2006, je me suis rendu dans ce pays d’Afrique pour témoigner de ces femmes qui sont violées de façon barbare. Le viol comme arme de guerre. Une arme psychologique. Tous ces témoignages ont marqué ma mémoire de photojournaliste. Particulièrement celui de Jacqueline M’Kahasha, qui raconte avoir été violée devant ses enfants.

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Août 2007, Afghanistan. Je suis retourné en Afghanistan, quelques années plus tard. Cette fois, intégré aux Forces armées canadiennes comme correspondant de guerre pour six semaines. C’était la guerre, une bataille aujourd’hui perdue. Des soldats canadiens qui ont laissé une partie d’eux-mêmes dans le sable de Kandahar. Prendre la route était comme jouer une partie de roulette russe. Plusieurs sont morts. Des collègues journalistes ont été blessés. Les attaques et les bombes improvisées occupaient toute mon attention et celle de l’actualité canadienne à cette époque.

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Novembre 2016, Haïti. Une lettre publiée dans La Presse écrite par deux médecins travaillant pour l’organisme Médecins du monde attire mon attention en 2016. Elle dénonce la fin du financement canadien pour la lutte contre l’épidémie de choléra en Haïti. Quelque 10 000 morts, 800 000 malades. Le choléra fait des ravages. Après avoir nié l’évidence pendant six ans, l’ONU a admis en 2016 que ce sont ses soldats qui ont apporté la maladie dans l’île. Ce reportage a fait réagir la classe politique canadienne et les lecteurs de La Presse. Le financement du Canada a été reconduit et l’augmentation du budget international en réaction aux aveux de l’ONU a permis de mettre fin à l’épidémie en 2019.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Mars 2017, Québec. Une tempête de neige au Québec, c’est classique. Mais quand elle paralyse les principales autoroutes du sud de la province, elle devient une nouvelle marquante. En ce soir de 2017, je faisais partie des victimes bloquées sur l’autoroute 20 pendant que d’autres étaient immobilisées sur l’autoroute 13. Impossible de voir dans le viseur de mon appareil photo. Je marchais aveuglé par de fortes rafales de vent et de neige. Seules les ombres fabriquées par les lumières des véhicules étaient visibles.

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Mars 2017, Québec. La crise migratoire faisait les manchettes dans le monde. Une première information racontait que des migrants traversaient illégalement la frontière canadienne. Martin Pelchat, directeur aux informations à La Presse, m’a proposé de me rendre sur place. Un long shot, en termes journalistiques. C’est un flot de migrants qui nous attendait sur le chemin Roxham en ce début de janvier 2017. Ils arrivaient de partout dans le monde. Toute une vie dans leurs valises. Des milliers de familles allaient suivre le chemin jusqu’au Canada, demandant le statut de réfugié. Près de la moitié devront retourner dans leur pays d’origine.

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Octobre 2021, Arménie. Le petit pays du Caucase souffre d’un choc post-traumatique, après avoir été attaqué par son voisin, l’Azerbaïdjan, en 2020. Les traumatismes du passé subis lors du génocide arménien de 1915 refont surface. Après la défaite, le pays est à genoux devant l’Azerbaïdjan et son puissant allié turc. Aujourd’hui, l’Armée russe assure la paix entre les deux ennemis. Les soldats de Vladimir Poutine maintiennent son influence dans cette région. La lumière filtre dans la fumée d’encens pendant la messe dominicale à la cathédrale Saint-Grégoire-l’Illuminateur de Goris.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Mars 2022, Ukraine. Plus de 4,5 millions d’Ukrainiens ont fui les combats dans un exil massif. J’ai demandé à plusieurs douaniers de me laisser monter à bord du train vers la Pologne. Ils refusaient, chaque fois. Quelques minutes avant le départ du train de la gare de Lviv, j’ai demandé à une douanière à la dernière voiture du train. « Vous avez 30 secondes pour faire votre photo », me dit-elle. Une fois à bord, ce qui m’a surpris, c’est le silence des passagers. Puis, leur regard profond, empli d’angoisse. Ensuite, j’ai aperçu un homme avec des blessures de guerre aux mains et au visage. J’ai photographié son regard dans lequel tous les effets de la guerre paraissaient. Couvrir la guerre en Ukraine est une expérience journalistique inoubliable.